Chronique

Les émois consensuels

Je vais commencer par un long préambule. J’ai écrit cinq chroniques sur la taxe Netflix depuis le mois d’août. C’est beaucoup sur un même sujet.

J’ai d’abord écrit qu’il fallait taxer les services numériques étrangers, au nom de l’équité fiscale. J’ai ensuite démontré, très clairement, que la majorité des pays industrialisés imposaient déjà la TPS ou la TVA sur les services de Netflix. Dans une troisième, j’ai expliqué que l’argument de la ministre du Patrimoine, Mélanie Joly, ne tenait pas la route, et que l’assujettissement de Netflix à la TPS-TVQ ne constituait pas une nouvelle taxe, mais l’application du régime fiscal normal, afin de corriger l’injustice pour les entreprises canadiennes qui doivent inclure cette taxe dans leur facture.

Et tout ça, en critiquant vertement les positions incohérentes de Mme Joly.

Et pourtant, j’ai ressenti un malaise, sinon un agacement, à la lecture d’une page publicitaire, mercredi, signée par une centaine de personnalités, provenant du monde syndical tout comme du monde des affaires, mais surtout du monde de la culture, pour dénoncer le refus du gouvernement fédéral de forcer les entreprises étrangères à percevoir les taxes sur les ventes numériques qu’elles font ici.

Qu’est-ce qui agace ? C’est le raisonnement, qui consiste à dire que cette exemption, dont profitent Netflix et d’autres fournisseurs de services numériques étrangers, menace la culture, et donc que si on les forçait à inclure la TPS-TVQ dans leur facture, cela protégerait notre culture.

C’est vraiment ce que dit le texte signé par ces personnalités. « On ne peut permettre aux géants étrangers d’échapper aux taxes que toutes les entreprises d’ici doivent prélever. Il faut corriger cette injustice qui pénalise nos entreprises, nos artistes, nos artisans et nos travailleurs. Tous ensemble, nous avons le devoir de protéger la culture du Québec et du Canada. »

Or, on a beau retourner la question de tous les côtés, on a beau regarder divers scénarios, on constate que l’imposition des taxes de vente aurait un impact marginal, sinon inexistant, sur la culture.

Il est vrai que le refus d’Ottawa de faire appliquer ces taxes est inéquitable. Cela explique qu’un fiscaliste comme Luc Godbout ait apposé sa signature. Il est vrai que cela pénalise les entreprises d’ici, par exemple dans le commerce en ligne, d’où la participation de Peter Simons, du Conseil du patronat, du Conseil québécois du commerce de détail. Il est vrai que les avantages fiscaux des grandes plates-formes que sont Google et Facebook affectent les médias, quoiqu’il s’agisse d’une tout autre problématique. Il est vrai que les concurrents de Netflix ont bien raison de se plaindre, ce qui explique les signatures de Bell, Québecor ou Cogeco.

Mais l’effet sur la culture ? Regardons d’abord les chiffres. Il y aurait, au Québec, entre 850 000 et 1 million d’abonnés de Netflix. S’il était taxé, l’abonnement mensuel de 10,99 $ passerait à 12,64 $, soit 1,65 $ de plus par mois ou 19,78 $ par année.

Au niveau gouvernemental, les ventes de Netflix au Québec, entre 115 et 130 millions, rapporteraient 11,5 à 13 $ millions en TVQ à Québec, et 5,75 à 6,5 $ millions en TPS à Ottawa. Comme Québec s’est engagé à imposer sa taxe, la bataille porte donc sur les 5 à 6 millions de TPS non perçus. Convenons que c’est une très petite somme. Il y a d’autres fournisseurs, comme Amazon avec ses livres Kindle ou Apple avec ses films, mais le gros, c’est Netflix.

Netflix, sans ces taxes, vend moins cher, et dispose donc d’un avantage sur les fournisseurs québécois forcés de les inclure dans leurs factures. Cela risque de faire perdre des clients à ces derniers. Ça, c’est la théorie.

Mais en pratique, il faut commencer par se demander comment les consommateurs réagiront si leur abonnement mensuel passe de 10,99 $ à 12,64 $.

Est-ce que beaucoup d’entre eux abandonneront Netflix ? Probablement pas. Parce qu’il n’y a pas de service canadien équivalent. D’ailleurs, Netflix, qui n’a jamais exigé de telle exemption fiscale dans son entente avec Ottawa, ne s’est battu nulle part contre les pays qui l’ont assujetti à une TVA.

Il faut ensuite se demander ce qu’ils feraient dans le cas où ils laisseraient Netflix. Peut-être quelques locations de films sur Illico, ce qui aiderait notre culture seulement si ce sont des films québécois, peut-être un peu plus d’heures d’écoute de télé traditionnelle, ce qui améliorerait un peu la rentabilité de nos diffuseurs. Mais le risque est tout aussi grand qu’une augmentation de leur facture de Netflix les pousse à dépenser moins chez Bell, Vidéotron ou Cogeco ! Et voilà pourquoi le lien entre cette taxe et la culture est plus que ténu.

Ce geste ponctuel visait à interpeller la ministre Mélanie Joly qui prenait la parole, hier, à Montréal, et qui n’a toujours rien dit. Et si tant de gens ont signé cette page publicitaire, c’est qu’il était difficile de refuser d’appuyer la culture. D’autant plus que les Québécois aiment les consensus, encore plus quand il s’agit de dénoncer le fédéral.

Je sais bien qu’il s’agissait d’un symbole. Les symboles, c’est bien. Mais c’est encore mieux quand ils reposent sur une base factuelle solide et surtout quand ils visent les bonnes cibles. Le problème, c’est que l’enjeu réel, ce n’est vraiment pas la fiscalité, mais bien davantage les impacts énormes de la mondialisation et de la révolution technologique sur notre culture.

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