Chronique

Voici le visage des soins infirmiers

Lundi matin, Émilie Ricard est rentrée du boulot, au bout du rouleau. Elle est infirmière en CHSLD en Estrie. Elle a décidé de se confier à Facebook, en commençant par une citation du ministre de la Santé.

« La réforme du système de la santé est un succès. »

— Gaétan Barrette

Voici le visage des soins infirmiers.

Hey mon p’tit Docteur. Je sais pas où tu puises tes informations, mais c’est sûrement pas dans la réalité…

Pour avoir accès au reste du texte, il fallait appuyer sur « Plus » et sous ce « Plus », en gros plan, le visage d’Émilie était le visage évoqué dans la première ligne de son texte : un visage défait par les larmes.

Dans son texte, Émilie se disait « vidée, exténuée », après une « nuit à se démener comme une folle » parce qu’elle est seule pour couvrir entre 70 et 76 patients, avec une infirmière auxiliaire et deux préposées aux bénéficiaires. Elle raconte la lourdeur des tâches, le caractère délicat des interventions et le spectre, très large, des maux qui affligent ses patients.

« Je pars de mon quart la tête pleine car j’ai laissé le patient dans un état instable, écrit-elle au sujet de l’un d’eux, et que je n’ai pas pu faire toutes mes tâches. »

Émilie part la tête pleine. Et plusieurs de ses patients ont la couche pleine : pas eu le temps de les changer pendant la nuit…

Elle raconte le quotidien de beaucoup d’infirmières au Québec, un quotidien qui en pousse certaines à faire des actions d’éclat que vous voyez peut-être passer, ces jours-ci : je pense notamment à ce sit-in à la Cité-de-la-Santé, pour protester contre le TSO – le fameux « temps supplémentaire obligatoire ». C’est un exemple parmi plusieurs.

Après avoir écrit et pleuré, Émilie s’est donc assoupie d’un sommeil un peu tourmenté. « Sur le coup, m’a-t-elle expliqué hier soir dans une entrevue téléphonique, j’ai publié sans trop penser à la force de Facebook. »

À son réveil, peu après, son cri du cœur avait déjà été partagé 300 fois.

Et au moment d’écrire ces lignes, hier soir, la viralité de son statut était plus intense qu’une épidémie de gastro en CPE : 41 744 partages, 28 000 mentions « J’aime ».

***

Émilie a un peu paniqué, en constatant que son statut prenait en feu.

« Je me suis dit : “Oh, mon Dieu ! Qu’est-ce que je viens de faire ? Est-ce une erreur ?” Je ne voulais pas que mon employeur se sente attaqué. Je ne l’attaquais pas. C’est pas de sa faute. Le problème est à grande échelle, il est provincial. Je me suis dit : “Si mon employeur se sent attaqué, je suis dans le trouble…” Y a une petite peur qui m’a saisie, je dois dire. »

Les partages se multipliaient, les « J’aime » aussi, ainsi que les messages d’appui dans sa messagerie. Émilie Ricard a contacté Sophie Séguin, présidente locale de la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec.

« Je pense, lui a dit Émilie, que je viens de larguer une bombe.

— Je le pense aussi, lui a répondu Sophie Séguin. Mais c’est correct, on en avait besoin. »

Émilie Ricard a une toute petite voix et n’a pas de fibre militante : quand elle a appelé son syndicat, lundi matin, c’était son premier véritable contact avec son syndicat. Elle a 24 ans. Infirmière, c’est sa vocation. Dans les premiers stages, au cégep, là où d’autres découvrent que ce métier n’est pas pour eux, Émilie a plutôt attrapé le virus.

« J’ai tout de suite vu que c’était pour moi. C’est... »

L’infirmière aux cheveux roses cherche ses mots. Me dit qu’elle est sous le choc de tout l’intérêt suscité par son texte, qu’elle n’est pas habituée à parler comme ça à un journaliste… Elle trouve les mots : 

« … c’est ultra-gratifiant, d’aider les patients, malgré tout ce qu’on peut dire sur le côté difficile du métier. Ça donne un sens à ce qu’on fait. C’est spécial, la relation avec un patient. »

Elle est infirmière depuis trois ans. A déménagé de la Mauricie à l’Estrie pour avoir un poste à temps plein. Elle travaille de nuit, par choix.

« Songeais-tu à écrire ce texte depuis longtemps ?

— Non. Je n’écris pas des textes comme ça, d’habitude. J’ai décidé d’écrire après une nuit où j’étais dépassée par la tâche. Mais je pensais jamais que ce serait partagé comme ça, je pensais que ma grand-mère et ma tante le liraient… »

Si des milliers de gens ont lu et partagé son texte, croit-elle, c’est parce qu’elle a « mis des mots sur des sentiments de beaucoup de personnes » dans le réseau de la santé et des services sociaux.

« Étais-tu surprise de pleurer en écrivant ton texte ?

— Non. Ce n’était pas la première fois que je rentrais à la maison en pleurant. C’est ça, le visage des soins infirmiers : on est à bout de souffle. On est plein à finir dans cet état… »

Je répète qu’Émilie Ricard n’a que 24 ans, trois ans d’expérience à peine. Infirmière, c’est sa vocation. Elle commence sa carrière. Mais déjà, elle se sent au bout du rouleau, comme beaucoup d’autres artisans du réseau.

« Je suis triste de penser à me réorienter… Pour faire quoi ? Je sais rien faire d’autre. J’ai des émotions contradictoires : je suis déchirée entre l’amour que j’ai pour mon travail et l’amour que j’ai pour ma personne, pour ma santé. »

***

Les gestionnaires du réseau, de Gatineau à Gaspé, ont une sainte horreur des sorties publiques de leurs employés, des cris du cœur comme celui lancé par Émilie Ricard.

D’où les constants rappels, subtils ou pas, que les employés sont tenus à un devoir de loyauté face à leur employeur…

Ce fameux « devoir de loyauté » est dans le Code civil. Mon expérience du monde de l’éducation est claire : ce devoir de loyauté est utilisé comme matraque par les commissions scolaires pour faire taire les profs qui pourraient être tentés de faire des sorties publiques – sur les médias sociaux ou dans les médias – pour dénoncer les ratés du système.

Il ne faut pas être un fin limier pour comprendre pourquoi les gestionnaires du réseau ont peur de cris du cœur comme celui qu’a lancé Émilie Ricard : parce que mis bout à bout, ils dessinent quelque chose comme la vérité…

Et que les témoignages bruts des salariés épuisés, c’est mille fois plus efficace qu’une conférence de presse syndicale, 41 000 fois plus efficace, même.

Le système gère des problèmes. C’est vrai partout dans les structures de l’État. Si le problème n’est pas nommé, montré et démontré…

Il n’existe pas.

Ou en tout cas, il est plus facile à nier.

Voyez nos belles statistiques, dira le gestionnaire ; les choses vont tellement mieux, dira le ministre…

Émilie Ricard espère ne pas être sanctionnée pour son cri du cœur. Son syndicat lui a dit que ce ne serait probablement pas le cas. On verra. Ce serait un scandale si elle l’était.

***

En sourdine, le bébé de 14 mois d’Émilie fait des siennes. C’est l’heure du souper. Avant de la laisser aller, je demande à la jeune infirmière ce qu’elle espère, pour la suite des choses.

Émilie Ricard réfléchit, s’excuse encore de ne pas trouver les mots rapidement, les choses sont allées si vite, répète-t-elle…

« J’ai ouvert une porte, je pense. Une porte pour que les professionnels du réseau s’expriment. J’espère que ceux qui m’ont exprimé leur appui en privé vont parler publiquement, pour qu’on brise le silence. Je sais que ça prend du courage, mais je leur dis que la population est prête à nous écouter. »

Je finis d’écrire cette chronique et le statut d’Émilie Ricard en est rendu à 42 198 partages, soit 454 partages de plus que quand je l’ai commencée.

On dirait bien que les Québécois, en effet, ont le goût d’écouter les témoignages de ceux qui tiennent le réseau à bout de bras.

Santé

« Des témoignages comme celui-là, on en reçoit beaucoup », déplore la FIQ

Le message, publié sur Facebook, d’une jeune infirmière de l’Estrie qui interpelle directement le ministre de la Santé Gaétan Barrette en ironisant sur le « succès » de sa réforme est devenu viral, hier.

La surcharge de travail des professionnelles en soins au Québec que cette jeune infirmière décrit avec émotion dans ce long message n’est malheureusement pas « exceptionnelle », selon la présidente de la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ), Nancy Bédard.

La présidente de la FIQ accuse le ministre Barrette d’avoir semé le « chaos » dans le réseau de la santé avec sa réforme.

« Des témoignages comme celui de Mme Ricard, on en reçoit beaucoup. C’est beaucoup trop. Les professionnelles en soins sont en détresse. »

— Nancy Bédard, présidente de la FIQ

Elle souligne au passage le « courage » de la jeune infirmière d’avoir publiquement dénoncé une situation « intolérable ».

Émilie Ricard a publié une photo d’elle en larmes prise lundi matin alors qu’elle venait de terminer son quart de travail « vidée », « exténuée ».

Lors de son dernier quart de travail de nuit, Mme Ricard était la seule infirmière pour couvrir « 70-76 patients » (avec une infirmière auxiliaire et deux préposées aux bénéficiaires). Une situation que son employeur n’a d’ailleurs pas niée, hier.

« Brisée par mon métier »

Dans un long message publié lundi matin sur sa page Facebook (que nous n’avons pas corrigé ici), l’infirmière de 24 ans décrit une surcharge de travail qui l’empêche de prodiguer les soins nécessaires à tous ses patients. « Je suis brisée par mon métier, j’ai honte de la pauvreté des soins que je prodigue dans la mesure du possible. Mon système de santé est malade et mourrant », écrit-elle.

La jeune femme explique qu’elle doit souvent faire des heures supplémentaires obligatoires en raison d’un manque de personnel, et ce, après avoir réalisé un quart de travail de nuit de huit heures – quart qu’elle termine souvent à bout de souffle sans même avoir pris une pause.

Dès qu’elle doit s’occuper d’un patient « instable », elle se sent coupable de laisser tomber le reste de l’équipe, soit une infirmière auxiliaire et deux préposées aux bénéficiaires (PAB) eux-mêmes débordés.

« Je n’ai pas le temps d’aidé ma PAB à faire les changements de culottes d’incontinences parce que je suis “prise” avec mon/ma patiente instable. Donc ces autres patients doivent rester dans leurs urines/selles car ils sont trop lourd pour être changés à une personne, déplore-t-elle. Je dois dire au quart de jour que les patients n’ont pas pu être tous changer due a la situation. Le quart de jour qui commence déjà la journée avec 1-2 PAB en moins, et un surplus de travail. Je part de mon quart la tête pleine car j’ai laissé le patient dans un état instable, non satisfaisant et que je n’ai pas pu faire toute mes tâches. »

Plus de 40 000 partages

Depuis la publication de son message il y a 24 heures, son cri du cœur a été partagé plus de 40 000 fois. Des dizaines de personnes – dont plusieurs qui pratiquent le même métier – lui ont transmis leur appui.

« Tellement vrai ! Je suis dans le même bateau que toi ! Chaque fois je me dis que si j’avais à recommencer je NE serais pas infirmière. Tout simplement parce qu’on a des conditions exécrables », a commenté une infirmière de Sherbrooke, Audrée-Ann Bosoleil, sur la page Facebook de Mme Ricard.

Mme Ricard – qui a un poste au sein de l’équipe volante de nuit qui couvre quatre CHSLD rattachés à l’Institut universitaire gériatrique de Sherbrooke – est « très surprise », voire « dépassée » par l’intérêt suscité par son message sur le populaire réseau social, selon la présidente du Syndicat des professionnelles en soins des Cantons-de-l’Est – syndicat local dont l’infirmière est membre –, Sophie Séguin.

De son côté, l’employeur de la jeune infirmière – le CIUSSS de l’Estrie-CHUS – se défend d’être insensible à la réalité diffusée sur les réseaux sociaux par son employée. 

« Il y a quelque chose de profondément humain dans ce qu’elle a partagé. »

— Sylvie Quenneville, directrice adjointe à la Direction des services aux personnes âgées du CIUSSS de l’Estrie-CHUS

Or, l’employeur aurait préféré que la jeune femme en parle à son superviseur avant de se tourner vers les réseaux sociaux, toujours selon Mme Quenneville.

Le ratio de 70 patients pour une seule infirmière en CHSLD décrit dans le message de Mme Ricard est conforme aux « recommandations de bonnes pratiques » émanant du ministère de la Santé, explique la porte-parole de ce CIUSSS.

Cela étant dit, ce ratio est une « base de travail » et non un « chiffre absolu », précise la directrice adjointe au CIUSSS de l’Estrie-CHUS. Le ratio peut être revu à la baisse selon la spécificité de la clientèle, par exemple dans des unités de soins où les patients ont des problèmes de comportement ou des difficultés respiratoires, explique-t-elle.

« Ratio désuet », selon le syndicat

Ce ratio est complètement « inadéquat » et « désuet », dénonce pour sa part la présidente de la FIQ, Nancy Bédard.

Une entente a pourtant été négociée entre la FIQ et le gouvernement sur de nouveaux ratios professionnels en soins-patients il y a plusieurs mois, explique Mme Bédard, mais elle tarde à être appliquée. « On a l’impression de se faire niaiser. La révision des équipes de soins qui passe par des ratios professionnelles en soins-patients sécuritaires n’a même pas débuté dans les établissements », dénonce la chef syndicale.

« On vit un cauchemar au quotidien. Nos membres finissent leur quart de travail comme le décrit Mme Ricard, avec le sentiment qu’elles ont négligé certains patients parce que d’autres – instables – ont accaparé tout leur temps, ajoute Mme Séguin, du syndicat local. Elles rentrent chez elles insatisfaites des soins prodigués. Et quand elles vont voir la direction, elles se font toujours répondre la même chose : on n’a pas d’argent. »

Des sit-ins dans les hôpitaux

Depuis le début de janvier, des infirmières d’hôpitaux, notamment à Trois-Rivières, à Laval et à Sorel, ont refusé à quelques reprises d’entamer leur quart de travail tant que leur équipe ne serait pas complète, se disant « exaspérées » par un manque de personnel « récurrent » qui occasionne une surcharge de travail. En plus de ces sit-ins, des cas d’heures supplémentaires obligatoires en Montérégie, à Sherbrooke, au Saguenay–Lac-Saint-Jean, dans Lanaudière et en Abitibi ont été rapportés à la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec – un syndicat qui regroupe 75 000 infirmières et infirmières auxiliaires dans toute la province. « Je ne les commande pas, ces sit-ins-là et il n’y a pas une professionnelle en soins qui souhaite cela », a indiqué la présidente de la FIQ, Nancy Bédard. Tant que les nouveaux ratios professionnelles en soins-patients ne seront pas implantés, Mme Bédard dit qu’elle ne sera pas surprise que « ça pète un peu partout ». La présidente de la FIQ invite le ministre de la Santé Gaétan Barrette à venir s’asseoir à la même table qu’elle pour « changer les choses ».

Santé

« Je suis très triste », réagit Barrette

Le ministre de la Santé Gaétan Barrette s’est dit attristé par le cri du cœur de cette jeune infirmière de l’Estrie qui affirme être « démolie par la réalité des soins infirmiers », mais ne croit pas que sa réforme soit à blâmer.

« Je suis très triste. Je ne veux pas voir ça. Je la comprends, cette dame, de s’exprimer comme ça. Et c’est vrai qu’il y a des situations qui amènent les gens à bout, a réagi le ministre Barrette, hier. Je n’en veux pas, moi, du temps supplémentaire obligatoire. Je souhaite qu’il n’y en ait jamais. Mais pour qu’il n’y en ait jamais, il faut que des gens prennent les postes. »

Le ministre de la Santé ne croit pas que sa réforme soit en cause. Sa réforme est administrative et ne touche pas le travail quotidien des infirmières, a-t-il précisé.

Le ministre a rappelé qu’il avait signé une convention collective avec les infirmières dans laquelle il a été convenu que 62 % des postes d’infirmière, 50 % des postes d’auxiliaire et 64 % des postes d’inhalothérapeute seraient à temps complet, comme le réclamait la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ) – un syndicat qui regroupe 75 000 infirmières et infirmières auxiliaires.

« Si les gens ne les prennent pas, les postes, c’est difficile de s’entraider entre infirmières. »

— Le ministre Gaétan Barrette 

Il a cité en exemple la Cité-de-la-santé à Laval, où pour 40 postes affichés, il y a eu seulement 8 preneuses.

Le ministre Barrette a décoché une flèche en direction du milieu syndical qu’il accuse d’entretenir une perception négative du réseau de la santé. « À force de tenir un discours négatif, les gens ne viennent pas. Les gens ne viennent pas, il n’y a pas d’aide. Il n’y a pas d’aide, il manque de personnel. Il manque de personnel, il y a du temps supplémentaire obligatoire », résume le ministre de la Santé.

— Avec la collaboration de Caroline Touzin, La Presse

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