Chronique

Le bon jus d’orange

J’ai 5 ans. J’ai mal à la gorge. On dirait que j’avale des couteaux. Je le dis à ma mère. Elle me répond : « Je vais te faire un bon jus d’orange, ça va te faire du bien. » Et ma mère sort les oranges du frigo, les coupe et les presse, à la main. Avec amour. Je bois le jus. Et je commence à aller un peu mieux.

Durant une grosse grippe, elle peut m’en faire cinq fois par jour. C’est la potion magique de son petit Astérix. Malade, pas malade, tous les matins, je bois le jus d’orange frais pressé par maman. C’est du soleil liquide. Un jus d’orange, c’est la totale. C’est beau, ça goûte le bonheur et c’est bon pour la santé. On ne peut pas se tromper.

Quand je bois du Coke, ma mère n’est pas contente. J’y ai droit seulement lors des grandes occasions. Elle me demande toujours si je ne préférerais pas un bon jus d’orange à la place. J’hésite un peu. Mais un jus d’orange avec des chips, c’est pas aussi plaisant qu’un bon Coke froid. Et puis un Coke, c’est cool. C’est le vrai de vrai.

Quand je suis devenu adulte, je me suis mis à boire plus de Coke. Mes parents ne décidaient plus pour moi. C’était ma liberté. Mon péché. Je savais que ce n’était pas la meilleure boisson pour la santé. Que c’était le faux du faux, mais la vie, ce n’est pas seulement fait pour surveiller ce que l’on met dans son corps, c’est fait aussi pour veiller, pour se gâter. Et puis, de toute façon, je bois toujours un jus d’orange frais pressé, le matin. Ça compense. Ça peut juste ben aller.

Au fil du temps, j’ai compris que les boissons gazeuses étaient vraiment à éviter. Je n’en bois presque plus. Seulement quelques rares fois, pour faire plaisir au petit gars en moi. Comme pour faire une grimace aux grands. À la place, je bois du jus. Beaucoup de jus. C’est ma mère qui doit être contente.

Jeudi soir, je regarde les nouvelles, un verre de jus d’orange à la main. La grosse manchette de départ : « Les boissons sucrées associées à un risque accru de cancer. » Ça m’interpelle. Ouais… Je vais arrêter mon petit Coke de temps en temps. Promis. Je prends une gorgée de jus d’orange. Fier de moi. 

Le reportage précise que l’étude faite sur des Français n’accuse pas seulement les boissons gazeuses comme les Coke, Pepsi, 7up, mais aussi le jus vendu chez les détaillants. Ouais… Ouais… Faudrait peut-être que je boive moins de la bonne limonade achetée à l’épicerie. Ça me contrarie, mais je vais essayer, me dis-je en reprenant une gorgée de jus d’orange maison. C’est là que la journaliste précise que même le jus d’orange frais pressé est à bannir. Ben là. 

Ma vie s’écroule. Depuis que je suis né, le jus d’orange de ma mère est l’élixir de ma bonne santé. Et voilà que, sans prévenir, on m’annonce que ça peut me tuer.

Je bois quoi, moi, maintenant ? Boissons gazeuses ? Out ! Jus de fruit ? Out ! Du vin ? Du vin, c’est bien. Surtout qu’il y a quelques années, une étude certifiait que boire du vin rouge était bon pour le cœur. Ça, c’est le genre d’études qu’on aime ! On s’est mis à boire du vin rouge, avec légèreté. La conscience en paix. Chaque bouteille augmentant notre espérance de vie. C’était trop beau. Ça devait être des médecins, propriétaires de vignobles, qui avaient publié cette recherche. Parce qu’une autre recherche est venue dire que ce n’était pas vraiment vrai. Que l’alcool, c’était pas bon pour la santé. Point.

Le café ? Mauvais pour le cœur. Le thé ? Pire que le café. Il y a toujours le lait. Avant, le lait, on ne jurait que par ça. Mon grand frère raffolait du lait et ma mère était fière de lui. S’il avait des belles dents, c’était grâce au lait. S’il avait une belle peau, c’était grâce au lait. S’il avait des bons os, c’était grâce au lait. S’il était intelligent, c’était grâce au lait. Puis des études nous ont appris que le lait, c’est pas beau non plus. C’est gras. Écrémé ou pas. Que le seul lait parfait était le lait maternel. Tant mieux pour le poupon, mais on ne tète pas toute sa vie. 

Le problème reste entier. Alors, on sèche ? Il ne reste que l’eau. Personne n’a rien contre l’eau. Quoique… L’eau du robinet, c’est pas clair. Ce qu’on ajoute pour la purifier peut nous pourrir. Et il y a de l’eau en bouteille qui ne contient même pas d’eau.

Les nouvelles sont terminées. Je regarde mon jus d’orange comme je n’ai jamais regardé mon jus d’orange. Moi qui ai toujours cru en lui, je doute de lui. Ma potion magique serait une potion maudite. Risque accru de cancer. Risque accru de cancer. Ce n’est pas rien. 

L’angoisse, c’est que tout est devenu un risque accru de cancer. L’air qu’on respire, le soleil, ce que l’on boit, ce que l’on mange, ce que l’on fume, les objets autour de nous. Pas mal tout.

Il reste une gorgée dans mon verre. Qui j’écoute ? Ma mère ou l’étude ? Je sais bien que l’ennemi, dans tout ça, c’est le sucre. Le sucre est aussi nocif que le tabac. Une vie non sucrée, en suis-je capable ? Oh boy. Pas sûr. Une vie moins sucrée ? Ça, ça va.

Je termine mon jus d’orange. À la santé de maman ! Mais le feeling n’est plus le même. Comme s’il y avait un nuage sous le soleil que j’avale.

Toutes ces études, tous ces inquiétants avertissements sont nécessaires. Parce qu’on ne demande qu’à vivre. Mais ça commence à nous déprimer pas mal.

Puisque tout nous menace, ça prendrait un palmarès. Le palmarès de ce qui risque de nous rendre malades. En ordre décroissant. On éliminerait systématiquement les premières positions, mais on se permettrait les dernières positions. Parce qu’il faut bien vivre.

J’ai soif. J’avale ma salive. J’espère que c’est correct.

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