Tendance

La platitude comme art de vivre

Voyager « plate ». Manger « plate ». Se divertir « plate ». Après avoir carburé aux expériences trépidantes, on voit se profiler un nouveau contre-courant. Décryptage de la tendance beige.

Besoin d’une pause de séries haletantes sur Netflix ? En Australie, la chaîne SBS propose un nouveau genre télévisuel où il ne se passe… strictement rien ! Des images d’un voyage en train, une sortie de pêche, une croisière le long de la côte norvégienne… Pas de dialogue ni de personnage, pas de trame sonore ni de chute spectaculaire. Un vrai divertissement sous sédatif, pendant de nombreuses heures.

Surnommée l’émission la plus ennuyeuse de la télévision, cette série documentaire a pourtant fasciné bon nombre de téléspectateurs – le plus grand succès de la chaîne en 2018 ! SBS récidive d’ailleurs ce mois-ci avec quatre marathons de platitude, diffusés durant les périodes de grande écoute.

La tendance beige inspire aussi les voyageurs en surdose de stimulation. Dans un véritable contrepied aux destinations exotiques, l’industrie du tourisme agite maintenant la promesse du vide, du calme plat.

Vous sortez en amoureux ou entre amis ? Certains restaurants organisent des soirées en silence ou offrent des rabais si vous laissez vos téléphones à l’entrée. On est loin des nids grouillants où les influenceurs grimpent sur leur chaise pour immortaliser leur plat !

Même le milieu du dating tomberait sous le charme de la platitude.

Le printemps dernier, Tinder a dévoilé ses 30 profils les plus populaires du Royaume-Uni. Avaient-ils des bios hilarantes, des accroches hallucinantes ? Tout le contraire. Même si ces candidats étaient tous d’apparence agréable (pas de surprise ici), leur présentation et leurs interactions étaient qualifiées de très… ordinaires. L’explication ? Alors que les mauvaises surprises sont courantes sur le web, la banalité devient un gage de sécurité.

Beige is the new black

La platitude serait-elle un bon argument de vente ? Possible…

« Les tendances entraînent souvent des courses où toutes les marques se précipitent, explique Stéphane Mailhiot, vice-président stratégie chez Havas, agence de publicité, marketing et communication intégrée. Ce qui mène souvent à un ras-le-bol et un contre-courant. Dans le cas de la tendance du refus de stimulation, c’est plus que ça… On observe une véritable fatigue, un rejet de la sursollicitation, du always on. »

Dans cette quête du « toujours plus », les marques se distinguent en offrant « moins ». « Pour l’instant, c’est un bon différenciateur, indique Stéphane Mailhiot. Ça fonctionnera un certain temps, puis il y aura surenchère… On peut anticiper une certaine exagération des expériences de déconnexion et de consommation sans artifice. »

question de génération ?

Les études indiquent que les milléniaux boivent moins que leurs parents au même âge et qu’ils attendent plus longtemps avant leur première relation sexuelle. La génération montante serait-elle le porte-étendard de la tendance beige ?

« On observe beaucoup les contre-tendances chez les jeunes, confirme Stéphane Mailhiot. Ce sont les nouvelles générations qui changent le cadre de préférences, qui remettent en cause les diktats. »

« Dans le cas de la tendance beige, je dirais même que ce sont les jeunes milléniaux qui en sont le moteur. »

— Stéphane Mailhiot, vice-président stratégie chez Havas

Préoccupation grandissante pour l’environnement, contexte d’insécurité économique, penchant pour l’épargne… De nombreux facteurs expliquent la naissance de ce contre-courant aux antipodes de la quête de sensations.

« La nouvelle génération a cimenté sa relation à la consommation dans la foulée de la dernière crise financière, ce qui explique son penchant pour les biens sans artifice et les expériences ennuyeuses », rappelle Stéphane Mailhiot.

Les vertus de la monotonie

Dans notre société hyperactive, la monotonie devient donc un luxe aux bienfaits parfois insoupçonnés… même sur le plan neurologique !

« Lors d’une activité forte en stimulation, le cerveau est en alerte, il doit sans cesse s’adapter pour être efficace, explique le Dr Dave Ellemberg, neuropsychologue et professeur à l’Université de Montréal. Les régions frontales multiplient les décisions rapides. »

Le circuit de la récompense, qui est notamment impliqué lors des jeux vidéo et des sports de compétition, est également activé. « On ressent un sentiment euphorisant, on en veut toujours plus », poursuit le Dr Ellemberg.

Le tableau est totalement différent lors d’une expérience dont le niveau de stimulation oscille entre mince et nul. « La réactivité n’est plus nécessaire, explique le professeur Ellemberg. Alors que les régions sous-corticales prennent le dessus, on entre en mode automatique, comme les tricoteuses qui font des mailles complexes sans même y réfléchir. »

Verdict : les activités ennuyeuses nous rendent zen, même sur le plan cérébral. Un petit tricot pour entreprendre le week-end ?

Escapade

Aux États-Unis, le promoteur Getaway se vante d’offrir des cabines ennuyeuses à mourir. Situés en marge de New York, Boston, Washington et Los Angeles, ces refuges ultraprisés ont pour mission de nous faire redécouvrir les joies de la langueur. La localisation exacte de notre cabine nous est transmise quelques jours avant notre séjour – pas question d’organiser des activités ! – et notre kit d’accueil contient un coffret de sécurité pour appareils électroniques et un guide nous invitant… à l’ennui !

Cinéma : Nothing Happens

Il fait un froid mordant dans les faubourgs de la ville, et pourtant des gens se regroupent. Nous attendons que quelque chose se passe, mais rien ne vient… Plusieurs œuvres de réalité virtuelle prennent le pari d’en mettre plein la vue. Pas Nothing Happens, de Michelle et Uri Kranot. Maintes fois primé et toujours en tournée dans les festivals, ce court métrage d’animation VR est magnifique de calme et de poésie. 

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