À bas les genres !

Pour en finir avec « il » et « elle »

BURLINGTON, VERMONT — Rocko Gieselman ne veut pas que ses professeurs l’interpellent au féminin. Ni au masculin. Rocko, fille à la naissance, se définit plutôt comme une personne trans et préfère qu’on lui parle en utilisant le pronom unisexe pluriel they (qui n’a pas d’équivalent français, puisque la troisième personne du pluriel se décline en « ils » ou « elles »).

Rocko a la chance de fréquenter l’Université du Vermont, la première aux États-Unis à avoir reconnu, il y a six ans, le droit des étudiants à modifier leur identité sexuelle sans devoir passer par le bureau d’un médecin.

C’est aussi la seule université américaine à leur permettre l’utilisation du pronom de leur choix.

« Les étudiants n’ont qu’à venir au registraire et à en faire la demande. Elle leur sera accordée, assure Keith Williams, registraire de l’université. Le prénom qu’ils préfèrent ainsi que le pronom qu’ils ont choisi seront transmis à leurs professeurs et utilisés dans toute la correspondance de l’université. »

PLUSIEURS NUANCES DE GRIS

Il aura fallu huit ans de lobbying pour en arriver là. Non pas que l’université refusait d’accéder à cette demande, mais la modification nécessaire au programme informatique n’était pas au sommet des priorités de l’établissement. Keith Williams a présidé le comité qui a piloté le dossier et dit avoir beaucoup appris au cours des dernières années. « Les personnes trans [voir le lexique à la fin du dossier] ne veulent pas d’un troisième sexe. Elles rejettent cette vision binaire de l’identité sexuelle, dit-il. Elles voient plutôt le genre comme un éventail composé de plusieurs nuances de gris. »

La nouvelle mesure est très populaire. Sur 12 000 étudiants, environ 3200 ont choisi un autre prénom que celui qui apparaît sur leur certificat de naissance. Parmi eux, des personnes trans.

À l’origine de ces accommodements, il y a Dorothea Brauer – mieux connue sous le prénom de Dot –, qui dirige le centre LGBTQA (lesbiennes, gais, bisexuels, transgenres, queer, allosexuels) de l’université. Sur la porte de son bureau, logé dans l’une des vieilles demeures victoriennes du campus de Burlington, il y a une petite pancarte sur laquelle sont indiqués les pronoms privilégiés par Dot Brauer : they et them.

« Ça fait une trentaine d’années qu’on parle des droits des gens trans, mais on commence à peine à voir les choses bouger », observe Dot Brauer.

LE PRONOM DE SON CHOIX

Pour certains, ce désir d’utiliser des pronoms neutres peut paraître accessoire (et il fait grincer des dents bien des linguistes), mais pour les personnes trans, il est vital. « L’université est un moment dans la vie des jeunes où ils définissent leur identité, souligne Dot. Si on vit sous une autre identité sexuelle que celle qui nous a été assignée à la naissance et que notre professeur nous interpelle différemment devant toute la classe, ça peut être très traumatisant. »

« Il y a une demande très forte pour la possibilité d’avoir un prénom ou une identité sexuelle conforme à sa réalité. C’est une question de protection de la vie privée. »

— Jean-Sébastien Sauvé, membre de la Chaire de recherche en droit public de l’Université de Montréal, dont la thèse de doctorat porte sur les normes juridiques dans la désignation des genres

Preuve que les mentalités changent, lorsque La Presse a fait sa rencontre, Rocko Gieselman arrivait d’une entrevue aux fermes Shelburne. « Une des personnes à l’entrevue m’a demandé par quel pronom je voulais qu’on s’adresse à moi, note Rocko. J’ai trouvé ça chouette. »

Bien sûr, il s’agit du Vermont, État progressiste et libéral par excellence. Mais Dot Brauer croit néanmoins que nous sommes au beau milieu d’une transition culturelle, point de vue que partage Martine Delvaux, professeure au département d’études littéraires de l’UQAM, auteure et féministe. « Mes étudiants hétérosexuels emploient de plus en plus le terme cisgenre pour se définir, dit-elle. Ce terme minorise l’hétérosexuel et met tout le monde sur le même plan. Tant mieux si on peut se sortir de ce binarisme par la langue. »

« Est-ce une vogue ou quelque chose de plus profond ? Je ne peux pas le dire, se demande pour sa part Line Chamberland, titulaire de la Chaire de recherche sur l’homophobie à l’UQAM. Est-ce possible de faire disparaître les genres ? Je ne sais pas, c’est peut-être utopique. »

TRANQUILLEMENT, PAS VITE

Aux États-Unis – où la population trans adulte est estimée à environ 750 000 personnes –, de plus en plus d’établissements d’enseignement offrent des toilettes, des vestiaires et des dortoirs neutres ou non « genrés », alors qu’au Québec, seules les universités anglophones proposent des accommodements de ce genre. Concordia et McGill permettent de modifier un prénom et Concordia offre aussi un diplôme neutre (le terme latin « Baccalaureate » est alors privilégié à celui de « Bachelor »). On trouve plusieurs toilettes unisexes dans les deux établissements.

« Il y a moins de résistance du côté anglophone, car les connaissances sur le sujet sont plus vastes. Mais il y a un rattrapage à faire du côté francophone. »

— Gabrielle Bouchard, coordonnatrice du Centre de lutte contre l’oppression des genres de Concordia

En effet, le dossier ne progresse pas beaucoup à l’Université de Montréal, qui vient de convertir quelques toilettes. « L’université est d’accord avec le principe, affirme Caroline Trottier-Gascon, du groupe d’action trans, mais on repousse toujours son application. Or le code permanent qui apparaît sur notre carte d’identité indique notre genre, et cela peut entraîner des problèmes pour les personnes trans. »

Du côté de l’UQAM, rien ne bouge. « Le groupe LGBTQIA+, La Réclame, existe seulement depuis deux ans, reconnaît son cofondateur Raoule Nadeau. Un étudiant peut faire un changement de prénom au registraire, mais c’est compliqué. Quand on veut faire avancer le dossier auprès de l’université, c’est silence radio. Je ne crois pas que ce soit de la mauvaise volonté de leur part, mais tout le monde se renvoie la balle. C’est comme la maison des fous d’Astérix. » Pour l’instant, les étudiants peuvent toujours négocier avec certains professeurs sur une base individuelle. « Quand on me demande de changer un prénom sur ma liste de classe, je le fais sans problème », confirme Martine Delvaux. Pour cette féministe, il serait temps qu’on cesse de penser en termes de genre. « On passerait ainsi outre la domination masculine, estime-t-elle. On n’aurait plus besoin de féminisme, car il n’y aurait plus de domination. »

« Il est temps de nous demander si ces catégories sont encore pertinentes, renchérit Jean-Sébastien Sauvé, de la Chaire de recherche en droit public de l’Université de Montréal. On n’inscrit pas l’orientation sexuelle, alors pourquoi distinguer le genre d’une personne ? »

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