La détention des migrants en bref

Ce qu’on reproche au système

— Les décisions sont arbitraires

— Il n’y a pas de limite de temps à la détention

— Les détenus sont inutilement soumis à un régime carcéral

— L’Agence de services frontaliers du Canada n’est soumise à aucun mécanisme de surveillance indépendant

— Il n’y a pas non plus de mécanisme de plaintes indépendant

— Les familles sont séparées et des dizaines d’enfants se retrouvent derrière les barreaux

— La détention n’est pas utile puisque 90 % des personnes incarcérées ne posent aucun problème de sécurité

Ce qui se fait ailleurs

— La plupart des pays européens n’emprisonnent pas les femmes enceintes, sauf circonstances exceptionnelles

— Plusieurs pays imposent une durée de détention maximale, notamment pour les mineurs

— L’Espagne interdit la détention pour des raisons d’immigration

— La Belgique et le Royaume-Uni interdisent la détention de familles avec enfants

Ce que dit l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC)

— La détention est utilisée en dernier recours et en fonction de questions de sécurité

— Le Canada permet la détention des mineurs seulement dans des situations exceptionnelles et pour des périodes courtes

— L’accès aux centres de détention est interdit pour des raisons de confidentialité

Ce que fait le gouvernement

— Le gouvernement Trudeau vient de nommer l’ancien membre du Conseil privé Mel Cappe pour évaluer les possibilités d’une meilleure supervision de l’Agence des services frontaliers du Canada

— Ottawa a promis d’investir 138 millions pour améliorer les conditions de détention liée à l’immigration

Le Montréal des sans-papiers

Des enfants derrière les barbelés

À la veille de la date prévue pour son expulsion, Béatrice était bien résignée à rentrer au Burundi. Sa demande d’asile avait été rejetée, elle avait épuisé tous les autres recours et elle n’allait tout de même pas disparaître dans la nature pour vivre dans l’illégalité. Surtout pas avec Angélique, sa fillette de 18 mois.

Mais en ce mois d’avril 2015, son pays natal venait d’entrer en ébullition. Paniqués, des amis la suppliaient de rester au Canada. « Ils me disaient : “Ça brûle ici, tout le monde fuit. Où donc veux-tu aller ?” »

La jeune Burundaise, qui a choisi de témoigner sous un pseudonyme, avait déjà fait ses valises. Elle était prête à rentrer dans ce pays qui lui avait volé son père, assassiné en 1993.

Mais depuis que le président Pierre Nkurunziza avait annoncé qu’il briguerait un troisième mandat, outrepassant la limite imposée par la Constitution, les tensions ethniques qui couvaient sous la braise s’étaient rallumées.

« Je n’allais quand même pas me jeter dans le feu, surtout pas avec un enfant ! »

La mort dans l’âme, Béatrice s’est donc présentée au bureau montréalais de Citoyenneté et Immigration dans l’espoir de retarder son renvoi. « Je leur ai demandé d’attendre que ça se calme au Burundi. Je voulais protéger mon enfant. »

Quelques heures plus tard, Béatrice et Angélique se sont plutôt retrouvées… en prison. Plus précisément au Centre de surveillance de l’immigration, bâtiment encerclé de barbelés et planté dans un terrain vague de Laval.

« J’étais perdue, personne ne m’a dit ce que je faisais là-bas. J’étais incapable de manger, de dormir. Quand ma fille s’est endormie, j’ai pleuré. »

— Béatrice, nom d’emprunt d’une jeune Burundaise qui a été détenue avec sa fillette de 18 mois au Centre de surveillance de l’immigration

Quand Béatrice se souvient des six semaines de détention avec son bébé, elle a des sanglots dans la voix. « Le pire, c’était de ne pas savoir ce qui allait m’arriver. Le jour, ma fille me tenait en vie. Mais la nuit, c’était comme si je tombais dans un gouffre. »

Unité 9

Entrer au Centre de surveillance de l’immigration de Laval, c’est comme pénétrer dans l’univers d’Unité 9 : un agent déverrouille la porte à distance, vous confisque votre cellulaire et vous demande de vider vos poches. Si vous avez rendez-vous avec un détenu, vous pouvez l’attendre dans la salle des visiteurs. Seuls les détenus, leurs gardiens et quelques rarissimes organisations humanitaires peuvent aller au-delà de cette pièce.

Plus d’un millier d’étrangers, surtout des demandeurs d’asile, y sont incarcérés chaque année parce qu’un agent des services frontaliers doute de leur identité ou soupçonne qu’ils ne respecteront pas une ordonnance de renvoi.

Le Canada compte deux autres centres semblables, à Toronto et Vancouver. Plus de 4000 personnes passent par ces lieux de détention chaque année. Parmi eux, des dizaines d’enfants – dont plusieurs, comme Angélique, possèdent la citoyenneté canadienne.

Tout, ici, appartient à la culture carcérale, souligne la psychologue et chercheuse Janet Cleveland, qui a réalisé une étude sur l’impact de la détention sur les migrants.

L’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) transporte les détenus dans un fourgon cellulaire. Lorsqu’ils ont rendez-vous à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, qui doit approuver leur incarcération, ils portent menottes et chaînes aux pieds. Même chose s’ils ont un rendez-vous médical à l’extérieur de la prison.

« Ces gens sont détenus sur la base d’un simple soupçon, sans sentence, sans connaître la durée de leur détention et sans aucun mécanisme de plainte ou de surveillance. »

— Janet Cleveland, psychologue et chercheuse, auteure d’une étude sur l’impact de la détention sur les migrants

Leur sentiment d’impuissance est source d’anxiété et de détresse. Le taux de dépression est supérieur de 50 % chez les demandeurs d’asile détenus à celui chez ceux qui ne le sont pas, peut-on lire dans la recherche publiée en 2013.

« C’est incroyable de constater combien la détention est dure pour la santé mentale, combien il est destructeur de ne plus contrôler les moindres gestes de la vie quotidienne, comme l’heure à laquelle on se lève et celle à laquelle on mange », dit la psychiatre Rachel Kronick, qui s’intéresse particulièrement à l’impact de la détention sur les enfants.

Au Canada, de 5 à 10 % des demandeurs d’asile aboutissent en détention, parfois dans des centres spécialisés, comme celui de Laval, parfois dans des prisons de droit commun.

Au Québec, la majorité des cas de détention concerne des questions d’identité. Ailleurs au Canada, il s’agit plutôt de dossiers de renvoi. « La même loi conduit à des pratiques complètement différentes. Ça montre le caractère arbitraire de ces décisions, », dénonce Jenny Jeanes, d’Action Réfugiés – seul organisme, avec la Croix-Rouge canadienne et le Haut Commissariat pour les réfugiés, à avoir accès au Centre de surveillance de Laval.

Jenny Jeanes y rencontre chaque semaine des gens plongés dans l’angoisse. « Ils sont très surveillés, ils ont le sentiment d’être traités comme des criminels et ils ont honte. »

Quand ils s’estiment mal traités, ils ne peuvent se plaindre qu’à… l’ASFC, l’Agence responsable de leur détention. « Ils le font très rarement, ils ont trop peur. »

Un régime carcéral

Les médias ne sont pas admis à l’intérieur du centre de détention, mais des témoignages recueillis par des chercheurs, Action Réfugiés et des conversations avec d’anciens détenus donnent une bonne idée des conditions de vie qui y règnent.

Les détenus sont soumis à une routine quasi militaire, avec réveil à 5 h 30. Les chambres comptent jusqu’à huit lits. Le problème le plus répandu, c’est l’insomnie.

Il y a un secteur pour les femmes et les enfants, un autre pour les hommes. Une salle commune avec deux télés. Les détenus, qui sont identifiés par leur numéro de chambre, n’ont pas accès à l’internet. Pourtant, beaucoup doivent faire des démarches pour documenter leur identité. Pour communiquer avec l’extérieur, il y a un téléphone public exigeant des cartes prépayées.

« La vie au centre de détention était difficile, on nous réveillait à 5 h. Moi, je faisais des cauchemars toute la nuit, je n’arrivais pas à dormir », se souvient Mamadou Sanogo, un Ivoirien qui a failli mourir gelé en traversant la frontière près de Lacolle, l’hiver dernier.

Ces conditions sont difficiles pour tout le monde. Imaginez une femme enceinte. Et des enfants.

Des enfants derrière les barreaux

Sarah était enceinte de sept mois quand elle a atterri à Montréal avec son fils de 2 ans – et un immense désir de recommencer sa vie loin de son Nigeria natal, dont les traditions la condamnaient à une vie dont elle ne voulait pas.

Quelques heures plus tard, elle était enfermée dans un fourgon cellulaire qui fonçait dans la nuit. « Je ne comprenais pas pourquoi je me retrouvais là, je n’avais commis aucun crime ! »

Sarah, qui témoigne sous un nom d’emprunt, a poursuivi sa grossesse dans l’aile familiale du centre de surveillance de l’immigration de Laval, avec un gamin qui réagissait mal et refusait de lui obéir.

« Je craignais de le discipliner, j’avais peur que les agents notent quelque chose de négatif à mon sujet », se souvient-elle.

Au centre de détention, elle se sentait constamment épiée, il y avait des caméras et des gardiens qui suivaient ses moindres gestes. « Le seul endroit où je ne me sentais pas suivie, c’est aux toilettes ! »

Quand les contractions ont commencé, Sarah a dû laisser son bambin aux gardiens de l’aile familiale. À l’hôpital, le médecin s’adressait aux gardes qui la surveillaient depuis la porte de sa chambre. « Pourtant, c’était moi qui accouchais. Donner naissance dans ces conditions, c’est horrible. »

L’histoire de Sarah, qui aura passé deux mois en détention, s’est passée il y a neuf ans. Mais les choses n’ont pas changé depuis.

Récemment, c’est une famille de sept personnes, dont quatre enfants, qui s’est retrouvée derrière les barreaux du centre de Laval. La mère et les deux aînés risquaient l’expulsion. Le reste de la famille attend le dénouement d’une demande d’asile.

« En prison, notre plus jeune fils est devenu très agressif, il lui arrivait de mordre les agents, et il en a gardé des séquelles », confie le père.

L’an dernier, l’ASFC a placé 201 mineurs en détention. Cette année, c’était 162. L’agence affirme vouloir limiter la détention d’enfants aux cas de dernier recours, en tenant compte de leur intérêt supérieur.

« Le nombre d’enfants détenus au Canada tend à baisser, mais il y en a encore trop. La détention n’est jamais dans l’intérêt de l’enfant. »

— Jean-Nicolas Beuze, représentant du Haut Commissariat pour les réfugiés à Ottawa

D’autres organisations, comme Amnistie internationale, l’UNICEF et le Comité des droits de l’homme de l’ONU, dénoncent cette pratique.

« La détention d’enfants dans des cas reliés à l’immigration n’ajoute rien à la sécurité du public, mais a un impact nocif considérable sur une population déjà vulnérable », dénonce un rapport publié récemment par le Groupe de recherche sur les droits de la personne de la faculté de droit de l’Université de Toronto.

Toutes les mères interrogées par les chercheurs s’inquiétaient de l’impact de la détention sur la santé de leurs enfants. Ces derniers « avaient de la difficulté à dormir, avaient perdu l’appétit, ne s’intéressaient plus aux jeux et avaient manifesté des symptômes de dépression et d’anxiété, ainsi que des problèmes médicaux, dont plusieurs ont persisté une fois qu’ils avaient retrouvé la liberté ».

Il y a deux ans, Béatrice a fait un constat semblable. « Angélique ne voulait plus jouer, elle ne mangeait presque plus, elle passait son temps collée sur moi », se souvient-elle.

En même temps, devoir veiller sur Angélique l’a aidée à tenir le coup. Et séparer les enfants des parents, pour leur éviter la détention, est tout aussi nocif, affirme le rapport de l’Université de Toronto.

« Il y a une question de base à se poser, résume la psychologue Janet Cleveland : pourquoi donc ces gens doivent-ils être détenus, alors qu’on ne leur reproche aucun crime ? »

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