Chronique

À Ferguson, c’est-à-dire partout

Si Michael Brown s’était contenté de marcher sur le trottoir, au lieu de déambuler en plein milieu d’une rue de Ferguson, en ce funeste samedi du 9 août dernier, il serait probablement encore vivant aujourd’hui.

Mais si l’adolescent avait eu la peau blanche, plutôt que noire, il serait peut-être aussi toujours en vie. En tout cas, ses chances de survivre à une altercation avec un policier auraient été infiniment meilleures.

De nombreuses études le démontrent : quand on croise un agent de l’ordre, aux États-Unis, la couleur de la peau peut faire toute la différence. À circonstances égales, le policier aura tendance à se croire plus en danger s’il fait face à un suspect noir que s’il est devant un Blanc.

Dans son témoignage devant le grand jury qui a finalement décidé de ne pas l’inculper, le policier Darren Wilson raconte comment il s’était senti démuni devant l’adolescent de 18 ans qui se baladait avec des cigarillos volés dans un dépanneur, après l’avoir abordé depuis sa voiture.

Le jeune homme était aussi massif que le lutteur Hulk Hogan, se souvient le policier. Sa carrure était telle que devant lui, Darren Wilson s’est senti « comme un enfant de 5 ans ». Un peu plus loin dans l’interrogatoire, le policier raconte comment Michael Brown ressemblait à un « démon », le visage tordu par « une immense colère » quand il a fait mine de foncer sur lui.

Darren Wilson n’est pas ce qu’on pourrait appeler un homme chétif. Avec ses 6 pi 4 po et ses 210 lb, il n’avait rien à envier à la corpulence du jeune Brown, qui ne portait aucune arme. Mais au cours de leur confrontation, le policier dit avoir eu peur pour sa vie. Au point de lui tirer dessus, en visant la tête.

Darren Wilson aurait-il agi différemment s’il s’était retrouvé face à un Blanc ? C’est probable. Dans une recherche sur les relations entre les Noirs et la police, l’Institut Kirwan des études raciales et ethniques, de l’Université de l’Ohio, cite une expérience troublante.

Des policiers y sont invités à jouer à un jeu vidéo dans lequel ils ont pour mission de tirer sur les personnages qu’ils croient armés. Et d’épargner ceux qui ne le sont pas.

Et devinez quoi : quand les personnages ont la peau noire, les sujets de l’étude ont tendance à croire qu’ils portent une arme. À l’inverse, quand ils sont blancs, les policiers ne voient pas l’arme à feu, même quand il y en a une. Dans un cas, ils surestiment le danger. Dans l’autre, ils le sous-estiment.

Cette marge d’erreur est accentuée quand les agents de l’ordre doivent prendre une décision très rapide, ou quand la situation est ambiguë, explique Cheryl Staats, chercheuse à l’Institut Kirwan. « C’est ce qu’on appelle des préjugés implicites, qui nous font associer inconsciemment les hommes noirs à un danger. »

Implicites ou explicites, ces préjugés créent des écarts insoutenables au pays de Barack Obama. Avec un poids démographique de 14 %, les Noirs représentent 40 % de la population carcérale américaine. Un Noir sur trois peut s’attendre à se retrouver un jour ou l’autre en prison.

Cette injustice commence tôt : les élèves noirs peuvent s’attendre à des punitions plus sévères que les enfants à la peau blanche.

Les « préjugés implicites » frappent partout : de la petite école jusqu’aux tribunaux, en passant par les infractions routières.

Des études citées par l’Union américaine pour les libertés civiques (UCLA) montrent qu’à comportement égal, des conducteurs noirs reçoivent plus de contraventions que les blancs.

Et finalement, face à un suspect noir, le policier aura tendance à dégainer plus rapidement que devant un Blanc. Même s’il invoque en toute bonne foi la légitime défense pour justifier son geste, son évaluation du danger aura été faussée par une perception biaisée du danger auquel il fait face.

Il n’y a rien d’inhabituel à ce qu’un Noir soit tué dans des incidents qui commencent comme des interventions policières de routine, déplore Nusrat Choudhury, avocate à l’ACLU, dans un article publié au lendemain de la mort de Michael Brown. « Ferguson, écrit-elle, c’est Partoutville aux États-Unis. »

C’est sur ce fond de discrimination systématique et tenace, qui a survécu à l’élection d’un président noir, que la ville de Ferguson s’est enflammée après la mort de Michael Brown. Et qu’elle s’est embrasée encore après l’annonce de la décision du grand jury, lundi. Une ville dont la population est à 70 % noire, mais dont la force policière et les représentants politiques sont presque tous blancs…

Tout ça ne justifie pas les dérapages et la violence. Mais ça montre le chemin qui reste à parcourir pour guérir les plaies de l’esclavage et d’une longue histoire de racisme institutionnalisé.

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