Chronique

On va y goûter

Si vous croisez le chef Fred Morin de Liverpool House et compagnie ces jours-ci et que vous lui demandez : « Et puis, quoi de neuf ? », il y a de bonnes chances qu’il vous parle de « comestibles ».

« On se demande ce qu’on va faire avec ça. »

« Comestibles », c’est la traduction que je propose pour « edibles », le mot anglais courant et vastement populaire par les temps qui courent pour désigner le cannabis qui se mange.

Bières, tartelettes, bonbons, thés, biscuits évidemment, mais aussi gâteaux, mousses, sauces, soupes… L’univers de la marijuana qui se déguste, qui se croque, qui se mâche, est rendu à des années-lumière des biscuits au pot et des brownies au hasch de notre adolescence.

Si bien que les chefs aussi se demandent maintenant, avec la légalisation prochaine du pot au Canada, ce qu’ils devraient en faire. Surtout que, selon l’étude de l’Université Dalhousie (voir notre dossier à l’écran suivant), les Canadiens sont quand même curieux d’y goûter au resto.

Vous servira-t-on bientôt des pâtes au pesto de mari au restaurant ou de la vinaigrette à l’huile de cannabis ? Pas impossible du tout ! Vous aimez la glace au matcha, peut-être apprécierez-vous celle à la marijuana ?

Jujubes, tablettes de chocolat aromatisées, « barres tendres »… Quand on se balade sur les sites web d’entreprises qui ont déjà largement plongé dans le domaine, comme la canadienne Mota ou l’américaine Leafly, on voit de tout. Des bonbons qui ressemblent aux Smarties, des granolas sans gluten mais avec extra THC…

Les mots « fines herbes » n’auront plus jamais la même signification. Et que dire de « fumé » ?

Ce ne sont pas tous les chefs, cependant, qui voient l’avenir avec du pot dans leur cuisine. Si Daniel Vézina répond « pourquoi pas ? » quand on lui demande s’il a l’intention de cuisiner le pot, Martin Picard, lui, rétorque qu’il n’y voit « aucun intérêt ». Interrogée sur la possibilité de servir de la mari à manger, Jen Agg, restauratrice de tables populaires à Toronto comme le Black Hoof, ou Agrikol à Montréal, répond elle aussi : « Probablement pas. »

Bref, au Québec, mis à part quelques aventuriers, la cuisine qui gèle demeurera-t-elle essentiellement celle des crèmes glacées et des sorbets ?

« J’aimerais savoir ce qu’il y a à faire, sans les effets néfastes », affirme Vincent Dion-Lavallée, chef à la cabane du Pied de cochon, qui n’est pas non plus super enthousiaste devant le nouveau défi. « Mais peut-être que ça va devenir le trou normand des années 2000 », note-t-il avec humour. Avec le pot qui déclenche les fringales folles et les restaurants comme le sien, plus que prêts à combler ces envies !

Mais Dion-Lavallée admet que tout ce champ d’exploration culinaire deviendra difficile à éviter totalement. « Surtout pour les jeunes. »

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Partout en Amérique du Nord, le sujet est en voie de perdre tout son aspect tabou. En avril dernier, par exemple, l’hebdomadaire The New Yorker a publié un long portrait de Laurie Wolf, une auteure et cuisinière de l’Oregon que les médias américains ont surnommée la Martha Stewart des comestibles. Et dans l’article, on note que maintenant, plus 20 % des Américains vivent dans des États – Californie, Nevada, Massachusetts, Oregon, Maine, Alaska, Washington et Colorado – où le cannabis est légal non seulement à des fins médicales, mais aussi pour le plaisir.

Donc cet univers est en explosion. On investit et on développe partout, incluant dans le garde-manger.

Mme Wolf, qui pratique le pot comestible depuis toujours, est ainsi devenue une ressource quasi nationale. Non seulement elle éduque et écrit sur la question, mais elle vend aussi des produits intégrant la mari, comme des truffes au chocolat et des craquelins au fromage. Mme Wolf est aussi une ressource importante sur l’art de cuisiner, de servir et d’ingérer le cannabis pour que celui-ci soit non seulement délicieux, mais juste assez efficace, pas trop.

Elle conseille par exemple de commencer par de très petites doses et tient à souligner que les effets prennent du temps à se faire sentir – entre 45 minutes et 2 heures –, contrairement à ce qui arrive quand on fume, donc il faut être prudent. Conseils prodigués entre des recettes de tarte à la citrouille et de saumon aux petits pois, sur un site web dont les photos pourraient très bien figurer aussi sur le site de Ricardo ou de Donna Hay. On est rendu loin des clichés du poteux grano avec extra babiche.

Dans l’article, on explique même que la cuisine au pot fait maintenant partie de nouveaux rituels, à Los Angeles par exemple, où des convives paient jusqu’à 500 $ par personne pour qu’un chef vienne leur préparer un repas complet aromatisé et infusé d’herbes en tous genres.

Tout ça légalement, évidemment, une réalité peut-être encore difficile à digérer pour ceux qui ont grandi dans la crainte d’être pris en possession de ces drogues herbacées…

Sauf qu’il s’est vendu pour 6,7 milliards de dollars de marijuana légale en 2016 en Amérique du Nord, en hausse de 30 % par rapport à l’année précédente, une vague qui ne fera pas marche arrière. Dans les médias américains, qui se fient en général aux chiffres de la maison de recherche Arcview, spécialiste de la question, on affirme qu’on est face, socialement et économiquement, à un phénomène de croissance ressemblant à l’arrivée de la large bande passante et de l’internet au début des années 2000.

Bref, peu importe ce qu’on en pense, on va y goûter.

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