Michel Jean

Un Innu à Francfort

FRANCFORT (Allemagne) — Lorsqu’il a entendu pour la première fois des extraits de son roman Kukum lus en allemand à la Foire du livre de Francfort, mercredi, Michel Jean a eu une pensée pour son arrière-grand-mère Almanda.

« Je suis devenu émotif. Je me suis demandé ce qu’Almanda aurait pensé de tout ça. » Cette femme d’origine irlandaise, devenue innue par amour, apportait des bouquins dans ses bagages pour occuper les longs mois d’hiver sous la tente ; elle aurait sans doute été fière de voir son arrière-petit-fils se retrouver sous les projecteurs à la plus grande foire du livre au monde.

En compagnie de huit autres auteurs canadiens, Michel Jean a passé la semaine à Francfort, où le Canada était invité d’honneur de la Foire du livre. Son roman Kukum vient tout juste d’être traduit en allemand, tout comme Amun, le recueil de nouvelles qu’il a dirigé. Un autre de ses livres, Atuk, est en voie de l’être bientôt. Et sa maison d’édition jongle avec l’idée de traduire aussi son roman sur les pensionnats pour autochtones, Le vent en parle encore, nous a confié le traducteur Michael von Killisch-Horn (chargé de transposer dans la langue de Goethe les mots de Michel Jean).

L’écrivain, journaliste et chef d’antenne à TVA prend tout cela avec humilité et même un brin d’émerveillement. « Je suis comme un enfant au parc Belmont ! », lance-t-il en riant.

Ni porte-parole ni militant

S’il n’a pas « la prétention » de se considérer comme un porte-parole de la communauté autochtone canadienne (« Joséphine Bacon est une porte-parole, pas moi ! »), c’est beaucoup lui qui, à Francfort, a dû répondre aux nombreuses questions des journalistes et des panélistes sur la réalité autochtone au Canada.

« Ce qui les intéresse, ce ne sont pas les plumes ou le folklore, mais davantage les questions politiques, notamment sur l’autodétermination des Premières Nations et les droits autochtones », constate Michel Jean, qui ne veut surtout pas qu’on lui accole l’étiquette de militant. « Moi, j’essaie d’expliquer les choses. »

Il remarque que plusieurs journalistes sont surpris par ses réponses : « La vision que les Allemands, et le reste du monde, ont souvent du Canada est celle du pays gardien de la paix. Un pays bienfaisant, à gauche… En en apprenant davantage sur l’histoire autochtone, ils découvrent un autre Canada, un autre Québec… »

À Francfort, Michel Jean a eu la confirmation de ce qu’il pressentait déjà : les histoires autochtones sont universelles. Et elles doivent à tout prix être racontées, « même si les Canadiens n’ont pas forcément envie de les entendre ».

Ainsi, lorsque la gouverneure générale du Canada Mary May Simon a livré un discours touchant sur l’importance des voix autochtones lors de la soirée d’ouverture de la Foire, le journaliste a versé quelques larmes. « Elle a rappelé qu’on a le droit de parler de nos histoires. Qu’on existe. Qu’on a le droit d’être là ! C’était émouvant de l’entendre parler inuktitut sur scène. C’est un moment qui restera gravé dans mon cœur. »

Questions et réponses sans faux-fuyants

Au cours de son séjour, Michel Jean a participé à de nombreuses entrevues à la télévision et à la radio allemandes, mais aussi françaises. Peu importe le média, plusieurs des questions posées par les journalistes attaquaient de front des sujets douloureux ou complexes : disparition des cultures et des langues autochtones, découverte récente des restes humains près des pensionnats, gestes faits (ou pas) par le Canada pour la réconciliation…

À une journaliste qui lui demandait s’il était fâché du sort réservé aux autochtones, il a répondu : « Je ne suis pas quelqu’un de fâché, mais oui, il y a une douleur par rapport à la perte du territoire. Nous, les autochtones, nous racontons des histoires difficiles, mais souvent avec une voix douce. Avec Kukum, j’ai voulu parler de sédentarisation forcée en utilisant un personnage plus grand que nature, Almanda. Seulement, pendant longtemps, nous n’avons eu personne pour écouter nos histoires. »

Pourquoi ? a enchaîné son interlocutrice.

« Parce que ce sont des sujets délicats, qui concernent le territoire et ceux qui ont le droit de l’occuper. Au Québec, les gens se sentent victimes de la colonisation des Anglais. Ils ont le syndrome de David contre Goliath. Ils oublient que pour les peuples autochtones, ce sont eux, les Goliath. »

— Michel Jean

Mais l’homme reste optimiste : « Les gens ne lisaient pas d’auteurs autochtones il y a 10 ans. Ce que je vis aujourd’hui aurait été impossible à l’époque. Je sens que la société canadienne est en train de changer, même s’il reste beaucoup de chemin à faire. »

Fier de parler de ses racines

L’attitude de Michel Jean par rapport à son identité innue a elle-même changé. En effet, il y a peu de temps encore, Michel Jean ne s’affichait pas ouvertement comme autochtone, du moins sur le plan professionnel. Pourquoi ? « Je pense que j’ai fait comme ma mère et ma grand-mère, qui étaient les seules Innues dans un village blanc. Elles se faisaient traiter de sauvagesses et ont voulu se fondre dans le groupe. Quand j’ai commencé en journalisme, ce n’était pas un plus d’être autochtone. Ça attirait surtout des commentaires négatifs. Mais j’ai toujours été très fier, très curieux de mes racines autochtones. »

C’est la bibliothécaire d’une école de Pessamit qui l’a convaincu – sans le savoir – d’afficher publiquement ses origines lorsqu’elle a écrit sur un petit écriteau apposé sous une pile de livres : Michel Jean, auteur innu. Quelqu’un a fait parvenir la photo au principal intéressé. Le déclic s’est fait.

« Cette femme voulait faire comprendre aux élèves qu’on pouvait être à la fois innu et écrivain. J’ai réalisé alors qu’il n’y a pas d’autochtones dans l’espace public et que les jeunes des Premières Nations ne se voient jamais à la télévision, dans les journaux. À partir de ce moment-là, je n’ai plus eu peur de parler de mes racines. »

— Michel Jean

Désormais, chaque jeune Innu pourra se dire que la vie peut le mener à l’autre bout du monde, jusque dans la plus grande foire du livre du globe…

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