Reportage L'envers du rêve américain

La ville qui a changé son destin

OGDEN, Utah — La légende veut que le jour où il est sorti de la gare d’Ogden pour se balader sur sa fameuse 25e Rue, Al Capone soit rapidement remonté dans le train, jugeant la ville trop dangereuse.

S’il revenait aujourd’hui dans cette bourgade de l’Utah surplombée par le massif des monts Wasatch, sur le flanc occidental des Rocheuses, le célèbre gangster n’aurait plus grand-chose à craindre.

La ville revient de loin. Il y a encore 20 ans, sa principale artère au centre-ville était bordée de commerces vides et de vitrines placardées. C’était un concentré de misère, avec ses bordels et ses sans-abri.

Aujourd’hui, on y déambule parmi les restaurants à la mode, les boutiques, les galeries d’art et des écoles de yoga.

À 40 minutes d’auto de Salt Lake City, Ogden est au cœur de l’agglomération urbaine qui figure au troisième rang des meilleures où élever une famille, selon le magazine Forbes. D’après CNN, c’est l’une des villes où le coût de la vie reste le plus abordable. C’est aussi la ville américaine qui affiche la répartition des revenus la plus égalitaire parmi toutes les agglomérations de plus de 300 000 habitants, d’après le Bureau de la statistique des États-Unis.

Hasard, conséquence d’une histoire qui lui est propre ou fruit des efforts acharnés déployés par ses dirigeants depuis une dizaine d’années ? Un peu de tout ça à la fois…

« JE SUIS JALOUX DE MON FILS »

À 18 ans, Sean Smith gagne environ 30 000 $US par an – l’équivalent de plus de 40 000 $ canadiens. Si tout va bien, son salaire augmentera après sa première évaluation, vers la fin du mois.

« Je suis jaloux de lui, il gagne déjà plus que moi », dit son père, Travis Smith, qui travaille comme étalagiste chez Walmart, à 9,25 $ l’heure.

Nous nous rencontrons dans la maison familiale, un petit bungalow dans un modeste quartier d’Ogden, au salon garni d’hommages à Jésus et aux valeurs familiales – comme la moitié des habitants d’Ogden, les Smith adhèrent à la foi mormone.

À 9 h 30 du matin, Sean émerge d’une nuit un peu courte : ces jours-ci, il fait des quarts du soir, pendant lesquels il fabrique des composants de carbone pour la firme aérospatiale Orbital ATK. Son boulot contribue à solidifier la carlingue des avions « qui voyageront outre-mer », dit fièrement Sean.

C’est vers la fin de l’école secondaire que l’adolescent a opté pour des cours optionnels de « matériaux composites » – formation qui lui a permis de décrocher cet emploi. Il n’a pas l’intention de s’arrêter là : il veut poursuivre sa formation dans un collège technique, puis à l’université, tous frais payés par son employeur. Dans six ou huit ans, il pourra devenir ingénieur.

Ses yeux pétillent quand il imagine son avenir. « Je me vois travailler pour une entreprise qui fabriquera la prochaine navette qui ira sur Mars. »

Pas sûr que le jeune homme issu d’un milieu modeste se permettrait les mêmes ambitions ailleurs qu’à Ogden. Ni qu’il pourrait envisager de terminer ses études sans l’ombre d’une dette. Dans cette ville où la valeur moyenne des maisons est inférieure à 160 000 $US, il n’aura aucune difficulté à acheter une maison et à y fonder sa future famille.

LA FORMULE D’OGDEN

Sean Smith est le pur produit du virage techno amorcé par Ogden après qu’il a perdu l’un de ses plus importants employeurs : Defense Depot, un complexe militaire qui a fermé ses portes au milieu des années 90.

Transformé en parc industriel, le nouveau Business Depot abrite aujourd’hui une soixantaine d’entreprises qui ont fait pleuvoir 7000 nouveaux emplois à Ogden, souvent dans des domaines n’exigeant pas un diplôme universitaire.

Et c’est bien là le principal ingrédient de la formule d’Ogden : un grand bassin d’emplois relativement bien rémunérés mais n’exigeant pas de longues études. Avec le temps, les employés peuvent améliorer leurs compétences en poursuivant leur formation en parallèle avec leur travail. Tous frais payés par leur employeur…

C’est le chemin qu’a entrepris Shawn Owens, qui a suivi une formation technique en inspection de matériel de transport dans un collège technique d’Ogden. Une formation d’à peine un an qui lui a permis de décrocher un emploi à la Hill Air Force Base, l’un des plus importants employeurs d’Ogden.

À 26 ans, il n’a aucune dette d’études, gagne déjà 40 000 $ par an, et peut espérer frôler les 60 000 $ dans un an…

Sa femme et lui viennent d’acheter une maison de cinq chambres et trois salles de bains pour tout juste 165 000 $US. « Je n’ai même pas un an d’expérience et je gagne déjà un salaire plus que décent », se réjouit-il.

VIRAGE TECHNO

Ogden a connu son heure de gloire à l’époque où il est devenu un point de jonction ferroviaire entre l’ouest et l’est des États-Unis, pendant la grande ruée vers l’or. Son déclin a commencé avec la fin des trains à vapeur et l’arrivée des autoroutes. Dans les années 90, la ville était au plus bas.

Elle a commencé à émerger de sa torpeur en 2002, quand les pentes de la station de ski Snowbasin ont accueilli des compétitions des Jeux d’hiver de Salt Lake City.

Découvrant cette ville nichée au pied des montagnes, plusieurs entreprises de plein air ont afflué vers Ogden. Des fabricants de skis et de vélos, notamment – qui ont besoin d’une main-d’œuvre capable de travailler la fibre de carbone.

Avec leurs programmes en « matériaux composites », le collège technique Weber et l’école secondaire Ben Lomond ont formé plusieurs cohortes de jeunes prêts à être embauchés, avec un diplôme d’études secondaires encore chaud entre les mains.

Les trois quarts des élèves de cette école proviennent de familles pauvres, dit Roger Snow, responsable du programme de formation scientifique et technique (STEM) du district scolaire d’Ogden. Ils sont parfois les premiers de leur famille à décrocher un diplôme d’études secondaires.

« Ces formations techniques nous permettent de briser le cycle de la pauvreté, de faire entrer ces jeunes dans la classe moyenne », explique Roger Snow.

« Une formation de 6 à 14 mois, c’est un court chemin entre un job dans la restauration rapide et un emploi spécialisé dans l’aérospatiale. »

— Terence Bride, directeur du développement des affaires à Ogden

Ce virage techno commence… dès la maternelle. À l’école New Bridge, des bambins de 5 ans apprennent – sans le savoir – des principes de codage informatique grâce à des blocs de construction.

Dans un laboratoire, des élèves de 10 ans se familiarisent avec des imprimantes 3D. Ils peuvent reproduire des statuettes du président Lincoln ou fabriquer des étuis pour téléphones portables. Le jour où l’un d’entre eux voudra travailler chez White Clouds, qui se targue d’être « la plus importante entreprise d’impression en couleur 3D au monde », ils seront prêts…

CHANTIER URBAIN

Quand Tom Christopoulos est arrivé à son poste de directeur du développement économique et communautaire d’Ogden, il y a neuf ans, les coffres de la Ville étaient au plus bas. Elle était sur le point de congédier une soixantaine d’employés.

Sous sa gouverne, Ogden s’est lancée dans une opération massive de rénovation urbaine. Un centre commercial agonisant a cédé la place à un complexe de restaurants et de galeries d’art. Des immeubles désaffectés ont été transformés en incubateurs d’entreprises.

Rue par rue, la Ville a acheté des maisons mal entretenues, les a démolies, en a construit de nouvelles – tout ça pour attirer résidants et entreprises vers le centre-ville.

Tom Christopoulos connaît chaque coin de rue par cœur. « Vous voyez la construction, là-bas ? Ce sera un immeuble résidentiel avec une piscine sur le toit. Ces maisons en rangée que nous avons fait construire se sont vendues en moins de deux ans. Cet espace vacant abritera un hôtel, dans un an », détaille-t-il alors que nous quadrillons la ville.

La rénovation du centre-ville est terminée à 70 %, explique-t-il. « Mais on en a encore pour 20 ans de projets. » Son rêve ? Recouvrir la rue Wall qui longe la vieille Union Station, celle où Al Capone serait un jour descendu à Ogden, pour créer une immense esplanade piétonne.

Car si la ville d’Ogden veut préserver le rêve américain, c’est dans sa version 2016, pour pouvoir attirer et retenir la génération du millénaire, souligne le maire Mike Caldwell.

Une génération qui, selon lui, ne veut pas vivre en banlieue et se battre contre les bouchons. « Ce qu’ils veulent, ce sont des pistes cyclables, des rues où on peut marcher, de bons restaurants, du temps pour faire du ski, du vélo ou de la randonnée. »

Kim Bowsher est un bon exemple de cette génération. À 30 ans, elle aime bien éviter le stress de la circulation et voyager à vélo. Conseillère en affaires, la jeune femme est originaire de Seattle. Quand elle est arrivée à Ogden, il y a cinq ans, elle croyait débarquer dans une ville morte…

Aujourd’hui, quand elle compare sa vie à celle de ses amis de Seattle, elle n’a pas l’ombre d’un regret. « À Seattle, j’ai des amis qui ont des revenus familiaux de 250 000 $ et qui doivent partager leur logement ou leur auto. Ils ont des dettes à rembourser, et toute leur vie tourne autour de l’argent. À Ogden, la plupart des gens de mon âge ne gagnent pas plus de 70 000 $ par an, ils n’ont pas de diplôme universitaire, mais ils sont capables de s’acheter une maison. »

En d’autres mots, « avec moins d’argent, ils ont accès à plus de richesse ».

Ce qui rend le rêve américain possible.

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