NOM DE FAMILLE

Anachronisme au Québec, norme au Canada

« Sophie Grégoire-Trudeau. » La section du site internet du Parti libéral du Canada consacrée à la femme du premier ministre la désigne ainsi. Avec deux noms de famille, le sien et celui de l’homme qu’elle a épousé à l’église Sainte-Madeleine d’Outremont, en 2005.

Le Code civil du Québec est pourtant clair. « Chacun des époux conserve, en mariage, son nom ; il exerce ses droits civils sous ce nom », précise l’article 393. C’est en 1981 qu’a été écartée « la coutume suivant laquelle la femme mariée était désignée par le nom de son mari, car elle semblait contraire au principe de l’égalité des sexes », explique la Société québécoise d’information juridique (SOQUIJ) sur son site internet. Cela fait 35 ans, cette année.

Si bien qu’au Québec, seules les femmes d’au moins 54 ans (celles qui avaient 18 ans en 1980) peuvent porter le nom de leur mari. Les plus jeunes ont toujours le droit d’utiliser le nom de leur conjoint « en famille ou entre amis », selon le ministère de la Justice. Mais rares sont celles qui le font, la pratique étant aujourd’hui considérée comme démodée, voire anachronique.

Anachronique ? Pas dans les autres provinces. « Ailleurs au Canada, où la common law a cours, les époux peuvent adopter le nom de leur conjoint sous présentation d’un certificat de mariage », indique Laurence Clennett-Sirois, professeure à l’Institut d’études féministes et de genre de l’Université d’Ottawa. Encore en 2016.

« Environ 90 % des femmes changent de nom en se mariant, et je n’ai pas vu cette tendance se modifier ces dernières années », évalue Nancy G. Curtis, propriétaire de l’entreprise d’organisation de mariages Plan it Perfectly, de Fredericton au Nouveau-Brunswick.

Même constat à Toronto.

« Je ne connais aucun couple marié dont la femme ait conservé son nom de jeune fille, en dehors du Québec. »

— Tracey Manailescu, planificatrice de mariages chez Tracey M Events à Toronto et cofondatrice du Wedding Planners Institute of Canada

« Seule exception : ma sœur, qui a gardé son nom et ajouté celui de son mari », précise-t-elle.

« SON NOM LÉGAL EST SOPHIE GRÉGOIRE »

La façon dont on nomme la femme de Justin Trudeau reflète ces deux réalités. La Presse et Radio-Canada l’appellent « Sophie Grégoire », tandis que CBC et The Globe and Mail parlent de « Sophie Grégoire-Trudeau ». Quant au New York Post, il n’a pas hésité à titrer, le 21 octobre : « Meet Canada’s Sophie Trudeau, the hottest first lady in the world » (traduction libre : « Faites la connaissance de Sophie Trudeau du Canada, la première dame la plus sexy du monde »).

Qu’en pense la professeure de yoga, mère de Xavier, Ella-Grace et Hadrien Trudeau ? « Son nom légal est Sophie Grégoire, répond Olivier Duchesneau, directeur des communications adjoint au cabinet du premier ministre. Au fil des années, l’utilisation de Grégoire-Trudeau est apparue dans les médias et dans l’usage courant. Les deux noms sont utilisés et cela s’est fait progressivement, sans discussion ou décision de la part de la principale intéressée. Il est cependant important de noter que bien qu’elle soit très fière que le nom Grégoire-Trudeau soit couramment utilisé, elle tient à ce que le nom Grégoire soit toujours présent. »

Sophie – soyons rassembleurs – n’est pas la seule à s’adapter au conservatisme du monde politique. Catherine Pinhas est devenue Catherine Pinhas Mulcair, du nom de son mari Thomas, quelques mois avant les dernières élections fédérales. Quant à Laureen Harper, l’épouse de Stephen, elle a aussi pris le nom de son mari quand il est devenu premier ministre. Avant, elle s’appelait Laureen Teskey, rapportait récemment le Macleans.

DISCOURS POSTFÉMINISTE

« La notion de postféminisme apporte un éclairage intéressant à la tendance qu’on observe notamment dans le couple Grégoire-Trudeau », analyse Mme Clennett-Sirois, qui porte les noms de ses deux parents. Postféminisme ? « Angela McRobbie, qui s’intéresse au postféminisme depuis des années, le définit comme un processus par lequel les gains réalisés par les féministes au cours des années 70 et 80 sont activement remis en cause, sous l’égide d’un discours se présentant comme féministe, mais clamant que nous vivons dorénavant dans une ère postpatriarcale », explique la professeure.

« On peut certes conjecturer sur les raisons qui motivent Mme Grégoire à utiliser le nom Grégoire-Trudeau, mais les discours postféministes y verraient certainement de nombreux avantages. »

— Laurence Clennett-Sirois, professeure à l’Institut d’études féministes et de genre de l’Université d’Ottawa

« Certains avantages, par exemple la consolidation du mariage en public (qui pourrait avoir des effets positifs sur la sphère privée) et la reconnaissance associée au patronyme Trudeau, pourraient exercer une grande pression sur Mme Grégoire et son entourage. En plus des pressions du milieu politique lui-même… De mémoire, seule Maureen McTeer, épouse de Joe Clark, a conservé son nom de naissance alors que son mari était premier ministre du Canada. »

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