GRANDE ENTREVUE Charles Bronfman

« Ç’a été un choc terrible »

PALM BEACH, Floride — Charles Bronfman n’affiche aucune complaisance quand il est question de lui-même. Il le confesse d’entrée jeu, en entrevue et dans la biographie qu’il a publiée l’automne dernier : « Je suis né avec une cuillère d’argent dans la bouche. »

Cela ne l’a toutefois pas empêché de chercher toute sa vie les façons de se rendre le plus utile possible en apportant sa contribution aux deux sociétés – canadienne et juive – qui ont forgé sa personnalité.

Né à Montréal en juin 1931, Charles Bronfman est le cadet de la famille de quatre enfants de Sam Bronfman, fondateur de l’empire des distilleries Seagram, propriétaire des réputées marques Crown Royal, V.O. et Chivas Regal.

« J’avais deux sœurs aînées, Minda et Phyllis, et mon frère Edgar, qui était grand et fort alors que moi, j’étais plutôt fragile et timide », se rappelle Charles Bronfman, au cours d’une entrevue qu’il m’a accordée dans sa maison de Palm Beach, en Floride, qui se trouve à sept kilomètres seulement du maintenant célèbre Mar-a-Lago Club de Donald Trump.

Très discret durant les années où il était à la tête des activités canadiennes de Seagram ou lorsqu’il est devenu propriétaire de la première concession du baseball majeur à voir le jour à l’extérieur des États-Unis, les Expos de Montréal, qu’il a possédée de 1969 à 1990, Charles Bronfman s’est fait très accueillant et disert durant la rencontre que nous avons eue.

En octobre dernier, il a publié sa biographie, Distilled : A Memoir of Family, Seagram, Baseball and Philanthropy, chez l’éditeur HarperCollins, dans laquelle il relate ses années de jeunesse, ses premières armes chez Seagram, comment le maire Jean Drapeau l’a convaincu de créer de toutes pièces une nouvelle franchise de baseball à Montréal et comment il a vécu avec horreur le démantèlement de l’empire que son père avait patiemment et de façon savante érigé.

Un joueur d’équipe

Charles Bronfman a compris très tôt dans sa vie que c’est son frère aîné Edgar qui allait être désigné pour prendre la direction des affaires des entreprises Seagram lorsque leur père Sam allait se retirer.

Malgré tout, son frère et lui allaient se partager de façon égale le bloc d’actions qui allait leur donner le contrôle de l’empire.

« Je suis devenu cochef du conseil de Seagram, mais j’étais responsable de notre investissement chez DuPont où notre bloc de 25 % nous donnait le statut d’actionnaire prépondérant », relate Charles Bronfman.

Durant des années, ce placement dans DuPont, plus important fabricant de produits chimiques des États-Unis, était considéré par les Bronfman comme une police d’assurance contre les imprévus puisque l’entreprise industrielle procurait chaque année des centaines de millions en dividendes à Seagram.

Au milieu des années 80, la situation au sein de la famille s’est passablement dégradée lorsque Charles a appris, par l’entremise d’une entrevue accordée à Fortune, que son frère Edgar avait désigné son fils Edgar Jr. comme celui qui allait lui succéder comme PDG de l’empire.

« On n’avait jamais discuté de cette éventualité au conseil d’administration. Ç’a été un choc terrible pour moi. J’aurais dû m’y opposer, mais je ne voulais pas créer une dispute familiale comme celle qui avait séparé mon père et son frère dans les années 60. »

— Charles Bronfman

La nomination d’Edgar Jr. a entraîné le démantèlement progressif de Seagram. Il y a d’abord eu la vente du placement dans DuPont, pour 8,8 milliards, qui a permis à Seagram d’orchestrer la diversification souhaitée par Edgar Jr., qui a payé 5,7 milliards pour acheter Universal Studios et 10,4 milliards pour acquérir PolyGram.

« On devenait un groupe spécialisé dans le divertissement. Mon neveu était égaré. Lorsqu’est survenue la fusion d’AOL et de Time Warner, il a paniqué et a conclu une entente avec le groupe Vivendi », rappelle-t-il.

Seagram est devenu le principal actionnaire d’une entreprise dont la valeur s’est rapidement effondrée, dans la foulée de l’éclatement de la bulle internet de l’an 2000. C’est à ce moment que Charles Bronfman a vendu, à perte, ses actions de Seagram.

« On avait Cadillac Fairview, on avait DuPont, on avait Seagram, tout ça a disparu », déplore encore aujourd’hui Charles Bronfman, qui avait décidé d’être un joueur d’équipe mais qui l’a regretté par la suite.

« Mon frère et moi, on a été brouillés durant des années, mais on s’est réconciliés dans les dernières années de sa vie », précise Charles Bronfman.

Les Expos et la philanthropie

Âgé aujourd’hui de 85 ans, Charles Bronfman se rappelle les années où il a donné à Montréal une équipe du baseball majeur comme parmi les meilleures de sa vie professionnelle.

« C’était mon projet à moi. C’est là que j’ai pu me distinguer de ma famille et cela m’a donné confiance en moi. Ç’a été aussi une bonne affaire puisque j’ai revendu, en 1990, 100 millions le club que j’avais payé 10 millions en 1969 », souligne le milliardaire.

S’il a toujours été engagé dans la philanthropie, Charles Bronfman s’y est totalement consacré à la suite de la vente de ses actions de Seagram. À l’instar de Warren Buffett, il va léguer l’essentiel de sa fortune à des œuvres caritatives au moment de son décès.

« J’ai voulu redonner aux sociétés auxquelles j’étais identifié. Au Canada, ma fondation a financé les Minutes du patrimoine, ces 80 petits films d’une minute où l’on présentait des héros de notre histoire. Le Canada ne connaissait pas ses héros, et un peuple a besoin de se référer aux grandes figures du passé », explique Charles Bronfman.

La famille Bronfman a financé d’innombrables initiatives en Israël, mais celle dont Charles Bronfman est le plus fier est son implication dans la Birthright Israel Foundation, qui permet chaque année à 45 000 jeunes juifs de la diaspora, âgés de 18 à 26 ans, d’aller visiter Israël dans un périple d’une dizaine de jours.

« Depuis 1999, ce sont plus de 550 000 jeunes juifs du monde entier qui ont pu découvrir Israël et s’initier à sa culture. Notre modèle a été repris par d’autres fondations qui font découvrir l’Arménie ou la Grèce aux jeunes de la diaspora. C’est important d’être en contact avec ses origines », a toujours plaidé le philanthrope.

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