SURDOSES D’HÉROÏNE

« J’ai perdu mes fils »

FRANKLIN, New Hampshire — La photo qui orne la salle à manger ne laisse rien entrevoir du drame qui secoue la famille d’Allyson et de Robert Vachon.

Seth et Jordan, leurs fils, prennent la pose près de leur sœur. Le trio de jeunes enfants est tout sourire. La vie est belle.

Leur mère, les traits tirés, pousse un soupir de lassitude en contemplant la scène.

« Ce ne sont plus mes fils aujourd’hui. J’ai perdu mes fils. Quand tu commences à prendre de l’héroïne, ta loyauté va à l’héroïne, plus rien d’autre ne compte », confie la résidante de Franklin, une petite ville située au cœur du New Hampshire.

« C’est comme dans l’émission The Walking Dead. Rien ne peut te guérir quand tu deviens un zombie. Cette drogue transforme les gens en zombies. »

— Allyson Vachon

Seth et Jordan ont aujourd’hui 29 et 23 ans. Toxicomanes, ils accumulent les frasques, transformant la vie de leurs parents et de leurs proches en enfer.

Le plus vieux n’a pas de domicile fixe et se retrouve régulièrement à la rue, non loin de la résidence familiale. « Je le vois souvent quand je vais au travail. C’est complètement surréaliste comme sensation », souligne Mme Vachon.

D’autant plus surréaliste que son fils est père de deux jeunes enfants issus d’une relation avec une femme qui est aussi dépendante à l’héroïne.

À la fin de l’année, les Vachon ont obtenu la garde légale de la fille la plus âgée de Seth, une enfant de 5 ans, qui va et vient dans la cuisine pendant l’entrevue avec La Presse. Les parents de la conjointe de Seth en ont fait autant avec l’autre enfant.

« On débarquait à leur appartement et on croisait toutes sortes de gens bizarres. Ça ne pouvait plus durer […]. Seth était furieux de la décision du tribunal. Il m’a demandé comment j’avais pu lui enlever sa fille », souligne Allyson Vachon.

Leur autre fils, Jordan, est en prison. Sa consommation d’héroïne l’a poussé à voler à répétition et a fini par lui causer de sérieux problèmes avec la justice.

Il s’est approprié des biens de valeur de ses parents, mais a aussi tenté de cambrioler des voisins. 

« J’ai dû le dénoncer moi-même pour que la police vienne le chercher. J’avais peur que quelqu’un l’abatte. »

— Allyson Vachon

Le jeune homme a tenté l’année dernière de suivre une cure de désintoxication en Floride, mais il a dû rentrer d’urgence parce que l’État du New Hampshire a lancé un mandat d’arrêt contre lui pour manquement aux conditions de la probation. Il a été incarcéré peu après son retour.

Question d’ajouter aux tourments des Vachon, la conjointe de Jordan, qui est également héroïnomane, est enceinte. « Il m’a demandé de m’assurer qu’elle puisse entrer en désintoxication. C’est ce que j’ai fait », relate-t-elle.

Leur fille, qui regarde la télévision dans la pièce d’à côté, n’en peut visiblement plus d’entendre parler de la situation de ses frères.

« Elle en a jusque-là de l’héroïne… C’est la seule chose dont les gens parlent ici », résume Mme Vachon.

EMPORTÉ PAR L’HÉROÏNE À 25 ANS

L’héroïne a aussi laissé une marque durable dans la vie de Susan Markievitz, qui a vu ses trois fils devenir dépendants tour à tour. Les deux plus âgés ont réussi à s’en libérer en suivant avec succès des programmes de désintoxication.

Chad, le plus jeune, n’a pas eu cette chance. Il est mort il y a quelques années dans la résidence familiale, à Windham, quelques jours après avoir célébré son 25e anniversaire.

« Je lui criais de se lever, mais il ne répondait pas. Je suis montée voir et je l’ai trouvé là, inerte. Il avait fait une surdose », relate Mme Markievitz avec émotion.

Le souvenir la hante et l’amène à surveiller de près les activités nocturnes de son deuxième fils, Roger, qui vit avec ses parents pour réduire les risques de rechute.

« Peu importe l’heure à laquelle je passe devant sa chambre, je lui souhaite bonne nuit et j’attends qu’il réponde. Je répète jusqu’à ce qu’il me parle pour être certaine que tout va bien. Peu importe si je le réveille », relève Mme Markievitz.

Chad, dit-elle, critiquait quand il était jeune les problèmes de dépendance de ses frères et félicitait sa mère quand elle alertait la police pour les forcer à se prendre en main.

« Je n’aurais jamais pensé qu’il pourrait tomber à son tour. Je n’ai pas voulu le voir. »

— Susan Markievitz

À l’adolescence, un ami qui volait des médicaments dans la pharmacie familiale lui a fait connaître les pilules à base d’opiacés. Il a subséquemment fait le saut à l’héroïne, volant pour payer sa consommation.

« C’est surtout nous qu’il volait. On a perdu deux ordinateurs, deux bons appareils photo, mes bijoux. Il a fallu acheter un coffre-fort pour mettre un terme à ces vols », relate Mme Markievitz.

Chad est entré à plusieurs reprises en désintoxication sans jamais parvenir à se couper de l’héroïne de manière durable. « Il a fait pratiquement tous les centres du New Hampshire », relate la mère, qui continue de se rendre au cimetière où il est enterré.

« J’y vais tout le temps pour être avec lui », relate l’Américaine, qui vient aujourd’hui en aide à des toxicomanes et à leurs familles.

Elle a notamment prêté main-forte à deux héroïnomanes qui ont tenté de dérober un téléviseur dans sa propre maison il y a quelques mois. « Lorsqu’on a vécu ce que j’ai vécu, on développe une certaine compassion », dit-elle.

UNE QUESTION BRÛLANTE

Ces histoires tragiques deviennent désespérément fréquentes au New Hampshire, où près de 400 personnes sont mortes par surdose au cours de la dernière année. Dans la majorité des cas, l’héroïne ou un opiacé synthétique encore plus puissant, le fentanyl, étaient en cause.

Aucun groupe d’âge n’est épargné par « l’épidémie », qui touche aussi toutes les communautés, y compris en milieu rural. Le problème est national, mais le petit État de la Nouvelle-Angleterre est particulièrement touché.

Les journaux locaux débordent d’articles liés à la question, qui est devenue un enjeu central des primaires républicaine et démocrate. Le président Barack Obama a annoncé cette semaine qu’il entendait demander au Congrès américain de débloquer 900 millions de dollars pour faciliter l’accès aux traitements de désintoxication dans les États concernés.

Nombre de politiciens ont découvert, en arrivant au New Hampshire, que les citoyens voulaient les entendre sur ce sujet et pratiquement rien d’autre. « C’est rendu trop gros pour être ignoré », souligne la pasteure Michelle Betts, qui chapeaute une petite église de la ville de Tipton où de nombreux héroïnomanes ont trouvé de l’aide.

Cette travailleuse sociale d’expérience note qu’il y a encore beaucoup de travail à faire pour sensibiliser la population au fait que la toxicomanie est une maladie et non le signe d’une faillite morale.

Trop de gens, souligne-t-elle, estiment que ce qui arrive aux héroïnomanes est de leur faute et que c’est à eux de s’en sortir.

DES FAMILLES STIGMATISÉES

Allyson Vachon connaît bien la stigmatisation qui vient avec la consommation d’héroïne. Elle touche les toxicomanes eux-mêmes, mais aussi leur famille.

« Nous nous retrouvons isolés parce que les gens se détournent de nous. Souvent, ils ne savent pas quoi dire. Et ils ont peur d’une certaine façon que ce soit contagieux », déplore-t-elle.

Cet isolement ajoute aux tourments de la mère de famille, qui ne perd pas espoir, malgré les difficultés rencontrées, de « retrouver » ses fils.

« Lorsque je regarde dans leurs yeux, ils sont morts, il n’y a plus d’éclat de lumière. Mais je sais qu’ils sont là quelque part », lance-t-elle.

EN CHIFFRES

28 647

Nombre de morts par surdose de médicaments opioïdes ou d’héroïne aux États-Unis en 2014

10 574

Nombre de morts par surdose d’héroïne aux États-Unis en 2014, en hausse de 26 % par rapport à 2013

399

Nombre estimé de morts par surdose de médicaments opioïdes ou d’héroïne au New Hampshire en 2015

180

Nombre moyen de morts par surdose de médicaments opioïdes ou d’héroïne au Québec de 2010 à 2012

14

En tenant compte de la différence de population, le nombre de surdoses recensées en 2015 au New Hampshire est proportionnellement 14 fois plus important qu’au Québec.

Sources : Centers for Disease Control and Prevention (CDC), Institut national de santé publique du Québec (INSPQ)

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