Chronique

L’éléphant blanc qu’on pleure

C’est la réalisatrice Anne Émond qui a le mieux résumé la situation. La cinéaste des Êtres chers s’est désolée mardi, comme tout le milieu du cinéma, de la fermeture « temporaire » du complexe l’Excentris. « Mais je me sens aussi un peu coupable, car, en raison de mes activités, je n’y suis pas allée depuis un an », a-t-elle confié du même souffle à mon collègue André Duchesne.

Elle n’est malheureusement pas la seule. C’est un peu le drame de l’Excentris : tout le monde lui voulait du bien, mais bien peu de gens le fréquentaient. J’y ai passé plus d’un vendredi ou samedi soir en bien petite compagnie ces dernières années, dans ce cinéma du boulevard Saint-Laurent. Le jour même où Mommy a pris l’affiche, je me suis retrouvé dans une salle aux trois quarts vide pour revoir le film de Xavier Dolan. Même après tout le brouhaha cannois et le fait que Mommy ait récolté par la suite 3,3 millions au box-office québécois.

La triste nouvelle de la disparition probable de l’Excentris n’a étonné personne cette semaine. Cela nous peine de le reconnaître, mais le complexe, fondé en 1999 par le mécène Daniel Langlois, est devenu un éléphant blanc. On a eu beau y avoir injecté des millions de dollars, il n’y avait guère plus qu’une poignée d’irréductibles cinéphiles qui s’y rendaient régulièrement (le dernier film que j’y ai vu est ironiquement celui d’Anne Émond).

Depuis sa réouverture en 2011, on n’a jamais retrouvé la belle époque où les salles étaient combles et où l’on faisait la queue devant des guichets aux hublots futuristes pour découvrir Buena Vista Social Club de Wim Wenders ou Cours, Lola, cours de Tom Tykwer.

Dans ses années les plus fastes, l’Excentris comptait pour 40 % à 50 % des recettes totales du cinéma d’auteur étranger à Montréal. Les cinéphiles y allaient pratiquement les yeux fermés. Cela n’a pas duré.

Pour toutes sortes de raisons, parmi lesquelles une désaffection générale à l’égard des salles de cinéma, l’Excentris a connu des difficultés à compter du milieu des années 2000 jusqu’à sa reconversion en salle de spectacle et sa fermeture temporaire en 2009, pour deux ans et demi. Le lien privilégié de l’Excentris avec le public cinéphile a alors été rompu. Plutôt que de fréquenter d’autres salles, ses habitués ont réduit leurs sorties au cinéma. Et après la réouverture, ils ne sont pas revenus.

Même si le taux d’occupation des salles de l’Excentris était depuis quelques années comparable, voire supérieur, à ceux d’autres complexes cinématographiques, il était bien en deçà des 22 ou 23 % requis pour atteindre un véritable seuil de rentabilité. Le plan de construction de deux à quatre salles additionnelles, que le nouveau propriétaire, l’organisme sans but lucratif Cinéma Parallèle, jugeait en 2011 essentielles à sa rentabilité, a rapidement été abandonné.

Sans mécène pour éponger ses déficits, sans financement récurrent de Québec ni d’Ottawa, l’Excentris s’est retrouvé à constamment se battre pour sa survie. En comptant chaque fois sur deux ou trois « films porteurs » supplémentaires (au potentiel commercial plus important) pour boucler ses fins de mois et se maintenir à flot. Ce n’était qu’une question de temps avant que le navire coule.

Certes, le bras de fer engagé pour des exclusivités avec Cineplex Odeon, entreprise torontoise propriétaire entre autres du Quartier latin et du Forum, ainsi que le peu de solidarité affiché par plusieurs distributeurs locaux, pris entre l’arbre et l’écorce, a nui au plan de relance de l’Excentris.

Sous une épée de Damoclès, les dirigeants de l’Excentris ont été contraints de gérer la décroissance de leurs activités. La programmation de films, si originale et étonnante à ses débuts, ne se démarquait plus. On y retrouvait régulièrement des films programmés ailleurs. Peut-être aurait-il fallu un électrochoc, une programmation plus nichée par exemple – comme celle du Cinéma du Parc, destinée à la population étudiante de l’Université McGill – pour que l’Excentris redevienne unique.

Ce n’était malheureusement pas le seul de ses problèmes. L’Excentris a toujours été un lieu froid, peu accueillant et pas du tout convivial où régnait une ambiance sinistre de salon mortuaire. On le remarquait davantage depuis que les salles étaient moins fréquentées. Les choses ne se sont pas améliorées avec la fermeture du Café Méliès et ces locaux vides avec pignon sur rue.

Les conditions de projection de l’Excentris ont eu beau être longtemps les meilleures en ville, ses sièges, eux, ont toujours été aussi inconfortables.

Beaucoup moins confortables que bien des divans, disposés devant des écrans de télévision HD de plus en plus grands, où bien des cinéphiles préfèrent désormais découvrir dans leur salon, sur Netflix, malgré le décalage, Les nouveaux sauvages de Damian Szifron, Winter Sleep de Nuri Bilge Ceylan, Leviathan d’Andreï Zviaguintsev et Le passé d’Asghar Farhadi.

Le patron de Netflix, Reed Hastings, jurait cette semaine qu’il ne veut pas de mal aux salles de cinéma… Déclaration tristement ironique. Pendant au moins 10 ans, l’Excentris n’a pas seulement été un cinéma, mais un déclencheur d’acquisitions pour les distributeurs et une Mecque pour les cinéphiles, de moins en moins nombreux à s’y déplacer ces dernières années.

Les cinéphiles se souviendront de jours meilleurs, où tous, ici comme à l’étranger, nous enviaient ces installations ultramodernes, et où Daniel Langlois avait insufflé un dynamisme tant attendu à ce coin de la Main, redevenu de nos jours morose et plus ou moins à l’abandon.

Je ne sais plus combien de chroniques j’ai écrites depuis six ans pour rappeler les conséquences catastrophiques de la fermeture de l’Excentris sur la cinéphilie, la distribution du cinéma international et l’écosystème du cinéma québécois. « C’est aujourd’hui qu’il faut agir pour assurer sa pérennité. Pas demain », écrivais-je encore au printemps 2014, devant une nouvelle menace de fermeture. Aujourd’hui, c’est à regret que je dois me rendre à l’évidence : il est sans doute trop tard.

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