CHRONIQUE LYSIANE GAGNON

LE QUÉBEC ET LES « GILETS JAUNES »
Une fracture sociale à éviter

La spectaculaire fronde des « gilets jaunes », en France, constitue un signal d’alarme à tous les gouvernements, celui du Québec comme les autres : sans un minimum d’acceptation sociale, toute tentative sérieuse d’amorcer une transition écologique risque de se retourner violemment contre le gouvernement… et aussi d’accentuer la fracture entre les élites urbaines, qui ne jurent que par l’environnement, et les populations de « l’intérieur » qui sont entièrement dépendantes de l’automobile.

L’exemple français, dont je parlais dans ma chronique de mercredi, ne peut être transposé au Québec – les structures sociales et géographiques sont trop différentes –, mais il existe de troublantes analogies.

Les Français des « zones périphériques », qui montent des barrages routiers pour protester contre la politique écologique du président Macron, ont ceci en commun avec les banlieusards du Québec qu’ils sont tous entièrement dépendants de l’automobile.

Ce n’est pas par hasard que la CAQ n’avait aucun programme environnemental à son arrivée au pouvoir, qu’elle est en faveur du troisième lien à Québec et que le premier ministre a laissé le ministère de l’Environnement à une néophyte.

C’est tout simplement parce que la CAQ, absente de Montréal et reine du 450, est le parti des banlieues qui n’en finissent plus de s’étaler, le parti des petites maisons unifamiliales, des autoroutes et des centres commerciaux géants, là où toutes les activités se font au volant d’une voiture individuelle, parce que les transports en commun y sont par définition impraticables faute de densité démographique.

Ce n’est pas une amicale conversation avec Dominic Champagne qui va pousser François Legault à aller contre les intérêts de sa base électorale et à instaurer, par exemple, des mesures punitives contre les automobilistes ou les consommateurs de bœuf !

M. Legault n’aura pas le choix, pas plus que Justin Trudeau pouvait se permettre d’ignorer les provinces productrices d’hydrocarbures et de saper l’économie du pays en refusant d’exporter le pétrole albertain.

En France, la situation est l’inverse : le pouvoir est résolument engagé dans la transition écologique. Les vrais partisans d’Emmanuel Macron, ceux qui auraient voté pour lui même s’il n’avait pas été le seul recours contre Marine Le Pen, appartiennent à la bourgeoisie urbaine (cadres, professionnels, artistes vedettes, patrons, diplômés universitaires, etc.). Ceux-là sont en faveur de la fiscalité écologique, et pour cause !

Heureux habitants de villes densément peuplées, ils se déplacent en transports en commun, en taxi, à vélo ou à pied pour garder la forme. Ils ne fument pas. Ils mangent bio. Ils sont de fiers Européens. Ils trouvent le nationalisme ringard et la mondialisation bénéfique. Ils ont les moyens d’acheter une voiture électrique. Pour préserver leur santé, leurs parcs et leurs commerces de proximité, ils font la guerre aux hydrocarbures… et tant pis pour les banlieusards qui doivent venir en auto gagner leur vie dans les centres-villes.

Les métropoles se sont transformées en « citadelles », dit le géographe Christophe Guilluy. Des péages et des pistes cyclables y ont remplacé les ponts-levis d’antan et elles ont plus en commun entre elles qu’avec leurs arrière-pays respectifs. Paris est plus proche de Londres ou de Barcelone que de Montauban ou de Vierzon.

Selon Guilluy, « la défense de l’écologie est devenue un outil de distinction sociale », entre ceux chez qui la transition écologique n’entraîne aucun grand sacrifice personnel et les autres, ces majorités oubliées des zones périphériques qui ne sont ni assez riches pour vivre sans compter leurs sous, ni assez pauvres pour avoir droit aux aides sociales.

Peut-on appliquer le même modèle au Québec ?

La dichotomie entre les « bobos des villes » et les « beaufs des champs » est certainement beaucoup moins marquée ici qu’en France. Mais il existe certainement un Québec « coupé en deux » selon le degré de dépendance à l’auto.

L’opposition entre les élites urbaines et les populations de l’intérieur est en tout cas bien vivace aux États-Unis, avec le résultat catastrophique qu’elle a porté Donald Trump au pouvoir… sans même que ces élites, planquées dans leurs citadelles de New York, Boston ou San Francisco, aient vu monter la sourde marée qui allait déferler jusqu’à leurs remparts.

Aux États-Unis, des masses de citoyens déclassés par la mondialisation industrielle ont voté contre le système qui les méprisait. Contre les démocrates qui avaient abandonné la classe ouvrière pour se consacrer aux minorités sexuelles et ethniques, contre les Clinton et leurs donateurs de Wall Street, contre Hillary qui les avait qualifiés de « basket of deplorables » (« un paquet de types pathétiques »), contre les médias qui ne s’étaient pas donné la peine de s’intéresser à leur sort.

Le Québec, dont la culture est plus égalitaire, a la chance de pouvoir éviter cette irrémédiable fracture, mais il y faudra quand même beaucoup d’habileté politique pour manœuvrer entre les pressions du mouvement écologique et la résistance de la banlieue et des régions rurales.

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