Envoyés spéciaux  Paris

Ma bécane dans la  boucane

Nos reporters parcourent le monde pour témoigner de l’actualité, travaillant parfois dans des conditions étonnantes pour produire leurs articles. Voici quelques anecdotes rapportées du terrain pendant l’année 2018.

On ne va pas couvrir une manif de gilets jaunes en colère comme si c’était une simple balade dans les rues du VIIIe arrondissement. Notre correspondant à Paris l’a appris à ses dépens.

J’avais apporté un gilet jaune. Au cas où.

Ma voisine, très gentille, m’avait prêté le sien en me faisant promettre de le lui retourner après la manifestation, de préférence en un morceau.

J’avais apporté un gilet jaune. Mais en revanche, rien d’autre.

Pourtant, je savais.

Comme tout le monde, j’avais vu des images de Mai 68… Et de décembre 86… Et de novembre 95… Je savais pour les gaz, les matraques, les pavés. J’y avais même goûté au printemps, quand la manif du 1er-mai avait mal tourné. J’étais rentré les yeux bouffis et la gorge en feu, en me disant : « La prochaine fois, mon JC, va falloir t’équiper. »

J’ai donc pensé au gilet jaune. Mais j’ai complètement oublié le casque, le masque, les gants et les lunettes de ski pour me protéger des balles de caoutchouc (appelées ici « flash-balls ») et de la fumée des gaz lacrymogènes. Je suis entré dans la manif comme un idiot. Tellement idiot que j’y suis même allé avec mon vélo…

À travers les gaz

Cela devait se passer sur les Champs-Élysées. J’ai donc garé ma bécane place de la Concorde, à 2 km de là, bien attachée à un poteau dans la petite rue de Mondovi.

J’ai voulu rejoindre l’Arc de triomphe à pied, en passant par la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Je suis passé devant l’ambassade du Canada. L’unifolié pendait, penaud. J’ai suivi les dizaines de gilets jaunes marchant dans la même direction. Plus j’avançais, plus la masse des manifestants devenait dense.

Quand on est arrivés à la rue Washington, j’ai compris que ma garde-robe était insuffisante.

En moins de temps qu’il n’en faut pour crier « Macron, démission ! », j’ai reçu mon premier gaz lacrymogène. Les policiers CRS ont chargé. Tout le monde s’est mis à courir à contresens. J’ai à peine eu le temps de me planquer dans l’entrée d’une pâtisserie en essayant de respirer à travers mon foulard. (Mon pote Fred, habitué des manifs, m’apprendra la semaine suivante que le foulard doit être mouillé, sinon ça ne sert à rien.)

Avant de comprendre ce qui se passait, je me suis retrouvé en plein milieu des hostilités, sous le feu croisé des deux armées. À ma gauche, une escouade de policiers tirant des gaz et des « flash-balls » sur les manifestants. À ma droite, les gilets jaunes ripostant avec des bennes en feu.

Quand les policiers en ont eu marre, ils ont foncé sur les rebelles avec leurs casques et leurs boucliers. Star Wars, version place de l’Étoile. Ils sont passés devant moi sans même me regarder.

Je me trouvais maintenant derrière les lignes. J’ai foncé dans l’autre direction pour rejoindre la manif six rues plus loin. Un gilet jaune, que je venais d’interviewer, a eu pitié de moi et m’a proposé un masque en carton blanc acheté dans une quincaillerie. « Prends dans mon sac, j’en ai plein. »

J’ai continué mes entrevues à travers les gaz. J’avais mon masque, les manifestants aussi. Ça faisait des drôles de sons.

Au feu !

Après cinq heures sur la ligne de front, j’ai dû rentrer pour écrire. Toutes les rues étaient bloquées. J’ai pris un très grand détour pour revenir chercher mon vélo.

Plus j’avançais, plus je sentais l’odeur du soufre et de la boucane. La manif n’était plus seulement autour des Champs-Élysées, mais désormais à la place de la Concorde.

Quand j’ai enfin débouché rue de Mondovi, vision d’apocalypse. Ma bicyclette était toujours là, sagement attachée. Sauf qu’une voiture était en train de flamber trois mètres derrière, comme dans un mauvais film d’action.

Mon vélo. La voiture. Mon vélo. La voiture. Que faire ? D’un côté, le danger que ça m’explose en pleine poire. De l’autre, pas question de rentrer à pied et de risquer de perdre ma précieuse monture – qui serait sinon passée au tordeur, j’en étais certain.

Au mépris du danger, j’ai couru vers ma bicyclette. Les flammes lui taquinaient le garde-boue. Les pneus n’avaient encore ni fondu ni éclaté. J’ai touché le cadre pour m’assurer qu’il n’était pas brûlant et j’ai défait mon cadenas en quintuple vitesse. C’était chaud. J’ai finalement pu m’extraire de l’enfer. Le feu s’est mué en épaisse fumée noire. Il s’est mis à pleuvoir… des pavés.

Oui, dans la manif comme un idiot. Mais j’avais sauvé mon vélo. Et rapporté le gilet jaune en un morceau.

Ma voisine a dit : « Merci, tout s’est bien passé ? » J’ai dit : « Voui, madame, la France, quand même, on ne s’ennuie pas… »

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