ROMAN QUÉBÉCOIS MONIQUE PROULX

La ville aux mille clochers, synagogues et minarets

Ce qu’il reste de moi

Monique Proulx

Boréal, 432 pages

En librairie le 21 avril

4 étoiles

L’équipe du Canadien, la Nuit blanche, la fondatrice Jeanne Mance, la crise du verglas, l’émission Tout le monde en parle, les juifs hassidiques, l’art contemporain, les Premières Nations, le mouvement Occupy : tout cela et tant d’autres choses traversent, avec grâce, Ce qu’il reste de moi, nouveau roman de Monique Proulx, dans lequel il faut simplement, en toute confiance, plonger. Pour y découvrir un Montréal étonnant. Et peut-être aussi Dieu, au sens le plus large du terme. Entrevue vraiment de fond.

« Les débuts de Montréal sont si fabuleux que ça ne se peut pas qu’il n’en reste pas quelque chose, lance la native de Québec qu’est Monique Proulx. Des débuts uniques dans toute l’histoire de la fondation des villes : toutes les autres villes de la Nouvelle-France – Québec, Trois-Rivières, etc. – ont été fondées par des marchands ; Ville-Marie, elle, l’a été par deux mystiques laïques (Jeanne Mance et Paul de Chomedey, sieur de Maisonneuve), qui l’ont dirigée pendant 23 ans avec une ferveur quotidienne ! »

« Je voulais, reprend Monique Proulx avec une ferveur souriante, parler des différents visages que prennent les quêtes d’absolu, à Montréal. Parce que c’est cela, l’héritage de Jeanne Mance. En quoi ces débuts vertigineux, fulgurants, embrasés se sont-ils transmis ? Que reste-t-il de la “Folle Entreprise” ? »

LA FOLLE ENTREPRISE

La « Folle Entreprise », c’est le nom par lequel Jeanne Mance et Maisonneuve désignaient, entre 1642 et 1665, leur rêve sur le Nouveau Continent : avec le soutien de grands donateurs privés, celui de créer une ville « mixte », où Européens immigrés en Nouvelle-France et Amérindiens devenus chrétiens auraient vécu ensemble, dans un climat d’harmonie et de solidarité. « Ça a été leur grand échec, la ville mixte n’a jamais eu lieu, convient l’écrivain. Mais n’empêche. »

N’empêche que ces héros assez méconnus ont façonné Montréal. Et les Montréalais de toutes origines qui y vivent aujourd’hui, avance Monique Proulx dans ce roman de 432 pages où les personnages contemporains abondent : chrétiens, juifs ou musulmans, artistes, restaurateurs, itinérants ou enseignants, Amérindiens ou Inuits, à la dérive ou fantômes, prêtres exorcistes ou animateurs branchés, père baby-boomer ou mère hassidique, avec un cellulaire ou un luth à la main, ils sont tous là pour incarner divers visages de Montréal en ce début du XXIsiècle. Le plus incroyable ? Ce n’est pas touffu. Plutôt limpide comme une vie.

Et donc parfois tragique, parfois drôle, rempli d’informations (tant sur ce que représente véritablement un pèlerinage à La Mecque que sur les neuf, NEUF, tremblements de terre qui ébranlèrent Montréal en 1665 !), souvent surprenant et toujours très, très vivant.

Plus fort, toujours plus fort, toutes ces histoires qui n’en forment qu’une nous amènent à sans cesse remettre en question nos propres préjugés, d’un chapitre à l’autre : « On l’oublie, explique Monique Proulx, mais les premiers prophètes n’étaient pas des religieux : Bouddha n’était pas bouddhiste, Jésus n’était pas chrétien, Mohammed n’était pas musulman. Ce sont des êtres qui ont reçu un message d’illumination, qu’ils ont interprété à la lumière de leur époque respective. C’est ensuite que leurs successeurs ont établi des dogmes, des rituels, des décrets. »

« J’ai voulu écrire sur ce message d’illumination fondateur en décrivant, au sein des trois grandes religions, des êtres qui vivent à Montréal et qui sont des vrais, des fervents, avec tout ce que cela suppose de doute et de lumière. »

CES GENS

« Ce n’est pas une apologie des religions, ce roman, précise celle qui n’avait pas publié depuis 2008 [le magnifique Champagne, chez Boréal]. C’est un roman sur ce que possédait Jeanne Mance : cette espèce d’espace indéfinissable qui nous habite tous à des degrés divers et qui nous appelle vers le haut. »

« Oui, elle aurait pu apprendre de ceux qu’elle appelait les “Sauvages”, poursuit l’écrivain-scénariste qui “coache” depuis quelques années de jeunes cinéastes. Et il y a quelque chose d’irritant dans sa démarche de vouloir à tout prix les baptiser : Jeanne Mance, une femme de son époque qui est convaincue, comme ceux habités par la foi chrétienne alors, que le baptême était indispensable pour assurer la survie de l’âme, prête à donner sa vie pour cela ! Elle avait des défauts, Maisonneuve aussi, mais il faut tout de même porter à leur crédit leur bonne foi totale et, surtout, une non-violence assumée. »

Monique Proulx lance un grand rire quand elle voit l’espèce de constellation qu’a dessinée la journaliste pour tenter d’établir tous les liens entre tous ces personnages, dont l’écrivain parle en disant toujours « ces gens », tant ils vivent pour elles. « Un moment donné, j’ai pensé que c’était plutôt un recueil de nouvelles, mais il y avait tellement de liens entre tous ces gens que c’était bel et bien un roman. C’est Jeanne Mance qui fait le lien entre eux qui sont, chacun à leur façon, ses héritiers. »

« J’ai même pensé que ce serait là mon dernier livre, reprend-elle, que je pourrais l’écrire jusque sur mon lit de mort, tant il y avait des fenêtres qui s’ouvraient sans cesse : je suis une méthodique, j’ai un bagage de scientifique, je voulais être chimiste. Il y a plein de choses qui te traversent quand tu écris un livre, qui viennent d’on ne sait d’où : tu en es le véhicule, c’est tout. Mais organiser tout ce qui vient, ça je sais le faire, et mes habiletés scientifiques sont toujours mises à profit ! Je savais donc que je pouvais organiser tous ces personnages, sans problème. »

« Mais il y a environ deux ans, j’ai réalisé que je frôlais le divertissement. Or, je ne voulais pas ajouter au divertissement : je trouve que la vie est déjà assez plaisante comme ça ! Je ne voulais pas non plus ajouter au cynisme. Écrire est une expérience de compréhension qui bouscule, forcément : qui dit compréhension dit découverte de choses qui ne sont pas familières. Dans le fond, ce que je souhaite ? Que le lecteur, quand il aura fini le livre, ait envie d’écrire lui-même ! Qu’il ait envie de créer, qu’il soit atteint à un niveau qu’il ne soupçonnait pas, dans cette zone qu’il ne comprend pas, mais qu’il sait qu’il possède. Le même espace que Jeanne Mance. On a tous cet espace-là. »

EXTRAIT

Ce qu’il reste de moi, de Monique Proulx

« Le corridor du sixième étage de cette maison insensée était soûlant comme un alcool fort, de la grosse robine à quatre-vingts pour cent avalée sans jus de fruit. Assise par terre à même le tapis bariolé et puant, Maya avalait sans discontinuer les couleurs rugueuses, la clameur dissonante des autres appartements, parfois de la musique, parfois des cris, et les odeurs de térébenthine […], elle oubliait le terrifiant blanc de l’absence de son amour parti en Inde sans l’avertir pour n’aspirer que ces vapeurs de vie sale, de vie tout court […]. »

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