Métiers à tisser Leclerc

Cent fois sur le métier…

La survie des métiers à tisser Nilus Leclerc ne tenait qu’à un fil. L’entreprise s’était diversifiée dans les planchers de bois et voulait abandonner le produit qui avait fait sa réputation. Heureusement, ce fil ténu allait être repris et renforcé par la firme Maurice Brassard & fils, qui se spécialisait justement dans le fil à tisser. Une belle histoire, dont voici la trame.

Magasinage

Dans l’entrepôt de l’usine de bobinage de fils à tisser Maurice Brassard & fils, à Plessisville, des clientes poussent leurs chariots d’épicerie au milieu des allées, comme s’il s’agissait du rayon des légumes du supermarché local. Des dizaines de bobines de fil de toutes couleurs, de la taille d’une petite boîte de conserve, s’empilent dans leurs paniers.

— D’où venez-vous, Madame ?

 — Je viens du Nouveau-Brunswick, mais j’habite maintenant à Toronto.

Militaire de carrière, elle possède trois métiers à tisser et profite d’une visite à Québec pour faire ses achats de fils.

Les bobines de Maurice Brassard & fils sont commandées sur l’internet ou vendues par des grossistes spécialisés, mais les clientes aiment voir les couleurs et tâter la marchandise.

Il y a peu, une Australienne en visite à New York avait profité de sa présence sur le continent pour faire un petit détour par la ville des Bois-Francs.

Car les fils Maurice Brassard sont connus en Amérique du Nord, en Europe, en Asie. Partout, en fait, où le tissage au métier se pratique encore.

Une famille tissée serré

À la fin des années 50, Maurice Brassard, diplômé de l’École du lin de Plessisville, avait créé avec sa femme Jeannette une minuscule entreprise de bobinage et doublage de fil à tisser, installée dans le garage derrière leur maison.

Le succès croissant, ils ont invité en 1977 leur fils François et sa femme Diane à se joindre à eux pour fonder Maurice Brassard & fils (fils pour enfant, pas fil).

François, lui-même diplômé de l’École des textiles de Saint-Hyacinthe, n’était pas un néophyte. « J’ai commencé à tisser jeune marié, à la maison, raconte-t-il. Ma mère me fournissait gratuitement le fil. »

Bilingue, il s’est attaqué aux marchés canadien et américain.

L’entreprise a bientôt offert le catalogue le plus complet au pays.

Dans un coin de la petite usine, 78 têtes de bobineuses tournoient, vieil équipement racheté de filatures en perdition. Elles dévident les grosses bobines achetées auprès de filatures spécialisées pour remplir les petites bobines destinées aux tisserands.

De la mécanique simple, éprouvée, facile à réparer. « On ne peut pas avoir des machines modernes pour remplacer ça », commente François Brassard.

Lin, chanvre, coton, bambou, laine… L’entreprise offre plus de 3000 articles différents, selon la matière, la teinte ou la grosseur du fil.

L’usine produit 10 000 bobines par semaine – quelque 2200 kg de fil – et expédie près de 15 000 colis par année, un peu partout sur la planète.

Jusqu’au milieu des années 90, Maurice Brassard & fils vendait aussi des métiers à tisser Nilus Leclerc.

C’est alors que les fils de leur destin se sont croisés.

Les métiers de Nilus

Léonius Leclerc, dit Nilus, avait fondé sa petite manufacture de meubles et de métiers à tisser à L’Islet, au début des années 1900. Il conçoit en 1924 un métier compact, à usage domestique, qui reçoit l’aval du gouvernement provincial.

La guerre venue, les hôpitaux militaires commencent à utiliser les métiers à tisser pour la réadaptation des grands blessés. Dans une économie de guerre, les fabricants anglais et américains ont dû cesser leur production. Au Canada, les métiers à tisser, considérés comme matériel agricole, ne sont pas frappés de restrictions en matériaux ou main-d’œuvre. Nilus Leclerc fournit les hôpitaux militaires américains, britanniques et canadiens et ouvre ainsi de nouveaux marchés.

À son apogée, au début des années 70, l’entreprise fabrique plus de 5700 métiers par année, qui trouvent le chemin de la France, de l’Australie, d’Haïti ou du Mexique.

Le tissage entre ensuite en déclin. Pour se diversifier, les nouveaux propriétaires de Nilus Leclerc lancent une production de lames de parquet et se désintéressent des métiers.

Sauvetage

En 1995, lors d’une visite à L’Islet, François Brassard apprend la condamnation prochaine des métiers Nilus Leclerc.

« On était le plus grand acheteur de métiers Leclerc », relate-t-il.

Il propose de racheter l’entreprise.

« C’était la survie de l’entreprise. » Pas de métiers, pas de fils.

« De fil en aiguille, un mois plus tard, c’était rendu à Plessisville. »

Il acquiert les stocks et les machines-outils de Nilus Leclerc, pour la plupart dignes d’un musée.

Dans l’atelier, il montre fièrement celle qu’il appelle maman-bagnole, qui sert encore à couper et cintrer des tiges d’acier pour en faire des étriers. « Il y a 125 ans, elle travaillait avec le pouvoir de la rivière à L’Islet », indique l’entrepreneur.

Ne connaissant rien au travail du bois, il a confié la fabrication des membrures en érable au fabricant local Renova.

En 2001, son fils Étienne, qui a lui aussi appris à tisser, se joint à l’entreprise après des études techniques en textiles et un bac en administration.

Du plus petit au plus grand

Peu à peu, François, Étienne et leurs employés ont amélioré les métiers existants et ont lancé de nouveaux modèles, y compris des métiers portatifs repliables, qui tiennent dans un sac porté à l’épaule, conçus d’abord pour le marché japonais.

Plus un métier contient de cadres mobiles pour guider les fils de chaîne – les fils longitudinaux –, plus les motifs du tissage peuvent être élaborés.

Quand François Brassard a racheté l’entreprise, le métier Nilus Leclerc le plus complexe portait quatre cadres. Certains de ses modèles en ont maintenant jusqu’à 32.

Plusieurs ont été acquis par des facultés universitaires d’arts. « Une université en Équateur vient tout juste d’en acheter un », lance-t-il.

L’entreprise a même mis au point un métier à assistance numérique, sur la base d’un logiciel développé par un fournisseur de l’Outaouais.

Quelques-uns ont été achetés par des entreprises de haute technologie, pour des tissages complexes de fibres de carbone ou de kevlar. « Ils font des tests rapidement et ils envoient ça ensuite dans la chaîne de production », décrit Étienne.

Chaque métier est assemblé et testé dans l’usine, puis est démonté, mis en boîtes et expédié à l’acheteur. « C’est la méthode IKEA ! », rigole son père.

L’institution survit

Avec leurs 17 employés, Maurice Brassard & fils et Métiers Leclerc se soutiennent l’une l’autre.

Chaque semaine, la famille Brassard reçoit des commandes de pièces de rechange pour des métiers irremplaçables, d’aussi loin que le Japon ou la Corée. « Si on n’avait pas donné le service, on aurait tué le marché », observe François Brassard.

Sur un bureau, il montre une commande de pièces pour l’Afrique du Sud, où ils n’ont pourtant aucun client.

« Aujourd’hui, avec l’internet, ils peuvent nous trouver. »

Métiers Leclerc fabrique de 250 à 300 métiers par année et se dirige en 2018 vers une production record.

Il existe encore quatre ou cinq fabricants de métiers à tisser dans le monde, mais « on est pas mal le plus grand », estime l’entrepreneur.

L’institution a survécu.

Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage, conseillait Boileau aux poètes…

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