MANIC

Mon père, ce grand bipolaire…

Kalina Bertin avait 5 ans la première fois qu’elle a mis les pieds au Québec. C’était en février, au plus creux de l’hiver de force. Kalina, sa sœur Félicia et ses deux frères, François et Jérémie, arrivaient avec leur mère montréalaise de Montserrat, dans les Caraïbes. Ils n’avaient jamais vu la neige de leur vie. Ils ne parlaient pas français et ne connaissaient que le soleil des Antilles lorsqu’ils sont descendus du taxi en short et en t-shirt. Le choc a été brutal, mais pas autant que leur fuite d’un père bipolaire, gourou, leader de secte, escroc, mythomane, élu autoproclamé de Dieu et père de 15 enfants de cinq femmes différentes.

C’est de la volonté d’aller à la rencontre de ce père inconnu et mystérieux que le tout premier film de Kalina Bertin – Manic – est né.

Trois facteurs déterminants ont pour ainsi dire préparé sa naissance. D’abord, la détresse psychologique grandissante de François, le grand frère, et de Félicia, la sœur aînée de Kalina, tous les deux atteints d’un trouble bipolaire de type 2 et dont les crises ont poussé Kalina à vouloir comprendre la source de leur maladie. La source, bien entendu, était paternelle, même si elle avait miraculeusement épargné Kalina et son jeune frère.

À peu près au même moment, l’aspirante cinéaste a vu le film Tarnation, le documentaire autobiographique d’un jeune Américain de 30 ans – Jonathan Caouette – qui dépeint sans fard ni faux-fuyants les désordres familiaux et la bipolarité de sa mère.

« Ce film a eu une influence majeure sur moi. J’avais déjà une bonne culture cinématographique, mais ce film-là me rejoignait à un niveau très personnel. »

— La documentariste Kalina Bertin

Reste que le documentaire de Kalina Bertin, diplômée en cinéma de l’Université du Québec à Montréal, n’aurait pu voir le jour sans une abondance de films d’archives tournés en super-huit par son père à Montserrat et rapportés à Montréal par sa mère sous forme de cassettes VHS. C’est grâce à ces documents familiaux, mais aussi aux films maison tournés par d’anciens membres de la secte paternelle que Kalina a pu construire un film fascinant sur son enfance chaotique.

Dans la tourmente

En même temps, ce documentaire biographique dépasse largement le cadre de l’enfance, en s’attardant aussi aux crises psychotiques et aux moments de pure détresse psychologique de la sœur aînée et du grand frère de Kalina. Mis en confiance par leur sœur cinéaste, les deux s’abandonnent complètement aussi bien à la caméra qu’aux affres de leur maladie, entraînant le spectateur avec une touchante acuité dans la tourmente de la maladie mentale.

Le film alterne constamment entre le présent bipolaire de François et de Félicia à Montréal et le passé à Monserrat, à Kauai, dans l’archipel d’Hawaii, aux États-Unis, et finalement en Thaïlande, où le père de Kalina a été abattu à bout portant par Margaret, une fidèle qui l’a attendu pendant 30 ans, en suivant tous ses enseignements et en faisant ses basses œuvres.

Non seulement Kalina a mis la main sur la vidéo tournée par les nouvelles thaïlandaises le soir du meurtre, mais elle a retrouvé Margaret. Au bout de plusieurs mois, Kalina a réussi à convaincre Margaret de parler à la caméra et de raconter qui était George Dubie, cet homme aux trop nombreuses identités, qui est venu se réfugier vers la fin des années 80 à Montréal, où il a rencontré, séduit et ensorcelé la mère de Kalina.

Cette dernière a vécu pendant 10 ans avec le gourou et lui a donné quatre beaux enfants. Kalina raconte que sa mère a voulu se libérer de l’emprise du gourou à plusieurs reprises. Qu’est-ce qui l’a finalement décidée à fuir ? 

« C’est quand elle a vu l’impact négatif de mon père sur les deux plus grands enfants, qui multipliaient les crises d’angoisse et d’anxiété et les appels de détresse, qu’elle a décidé de se sauver. »

— Kalina Bertin

Manic est lancé aujourd’hui à Montréal. Pour l’instant, il ne prend l’affiche que dans une seule salle à la Cinémathèque québécoise. Mais il y arrive après des passages remarqués dans plusieurs festivals du documentaire à Toronto, à Takoma, près de Seattle, en Italie et à Brooklyn, où il a remporté un Spirit Award dans la catégorie documentaire.

Kalina Bertin est hantée depuis des années par l’héritage familial du trouble bipolaire. Ce premier film était une manière pour elle de se libérer de cette hantise. Mais finalement, elle y a trouvé un sujet d’exploration qu’elle veut poursuivre, notamment à travers un projet de réalité virtuelle sur lequel elle planche. Le projet permettra à l’utilisateur de plonger dans le monde de la maniacodépression et de la vivre de l’intérieur, sans en payer le prix ni en subir les effets dévastateurs.

Le père de Kalina est mort en 2006 avant qu’elle ne tourne son film et n’obtienne des réponses à ses questions. Qu’à cela ne tienne. Kalina cherchait son père, mais c’est elle-même qu’elle a trouvée au bout de sa quête.

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