appareils de loterie vidéo

« Si on n’avait pas les machines, la moitié des bars seraient fermés »

Personnage incontournable du monde des affaires montréalais, Peter Sergakis est à la tête d’un empire commercial : 1500 logements, 300 locaux commerciaux et une quarantaine de restaurants et de bars qui emploient près de 2000 personnes. Il est également détenteur du plus grand nombre d’appareils de loterie vidéo au Québec (225 ALV), desquels il tire annuellement quelque 4 millions de dollars de revenus, ce qui en fait le « king » québécois de la machine.

Ce titre lui plaît bien, d’ailleurs. Mais le sourire de Peter Sergakis est de courte durée. Il est préoccupé depuis que le gouvernement jongle avec l’idée de réduire le nombre d’appareils de loterie vidéo (ALV) à la suite des reportages de La Presse. « Si on n’avait pas les machines, la moitié des bars seraient fermés. Même plus. Dans mon cas, il n’y a pas de danger parce que les vidéopokers sont un accessoire qui s’ajoute aux autres services », explique-t-il.

Des tenanciers de bar lui ont téléphoné, inquiets de l’avenir, dit-il. Mais c’est surtout un autre appel qui fait dire à M. Sergakis que la situation actuelle, avec un réseau de 11 600 ALV entre les mains de Loto-Québec, est « le meilleur scénario » pour repousser le crime organisé.

« Je me suis fait approcher. On m’a dit : “Tu nous le diras qui veut des machines si le gouvernement en enlève. On va mettre des machines dans les établissements et la commission va être trois fois plus importante” »

— Peter Sergakis

Était-ce une offre de la mafia ? Peter Sergakis hausse les épaules : il ignore qui était au bout du fil. Il n’a qu’un prénom et un numéro de rappel.

Depuis plus de 50 ans qu’il est dans la restauration et dans le monde parfois un peu glauque des bars – il a notamment des bars sportifs et des bars de danseuses nues –, il a vu quelques tentatives d’infiltration de ses établissements par des criminels. Peter Sergakis ne s’en émeut guère, lui qui dit travailler main dans la main avec la police. « J’assure le contrôle antidrogue de mes commerces avec une équipe de 65 gars. Je respecte les criminels du moment qu’ils ne viennent pas chez nous », tranche-t-il.

Immigrant analphabète

Même à 70 ans, Peter Sergakis n’a rien perdu de son attitude frondeuse. Il s’est débrouillé seul très tôt dans la vie ; c’est ce qui lui a construit une carapace à toute épreuve et lui a appris à foncer bien qu’il soit analphabète. « Je ne suis jamais allé à l’école. Je sais lire un peu, mais pas écrire », reconnaît-il sans aucun malaise.

L’avocat qui le conseille depuis 13 ans, Sébastien Sénéchal, qui était à ses côtés lors de l’entrevue avec La Presse, souligne que M. Sergakis n’en est pas moins un redoutable homme d’affaires.

« Il a une mémoire extraordinaire et, surtout, une grande connaissance de ses dossiers. »

— Sébastien Sénéchal, avocat de Peter Sergakis

Avant d’être l’homme d’affaires prospère qu’il est devenu, M. Sergakis a d’abord été plongeur dans des restaurants montréalais dès l’âge de 14 ans. Il raconte avec le sourire avoir offert à son employeur d’alors de travailler sept jours par semaine parce que ça lui permettait de prendre deux repas par jour. « J’ai toujours été un gros travaillant. Et puis, j’ai des grosses mains. C’est ce qui fait que je pouvais prendre deux laines d’acier en même temps pour laver les gros chaudrons », dit-il en montrant ses mains.

Né sur l’île d’Ios en Grèce, Peter Sergakis est le plus jeune de cinq enfants élevés sur une ferme sans aucune commodité. « À 13 ans, ma mère m’a envoyé travailler dans les cuisines d’un bateau parce qu’il n’y avait pas d’avenir pour moi sur la ferme, qu’elle m’a dit. Je n’ai jamais revu ma mère », laisse-t-il tomber, la voix étranglée par l’émotion.

Il essuie rapidement ses larmes puis raconte avec entrain comment, après des mois de navigation à travers le monde, il est débarqué illégalement au port de Trois-Rivières en 1960. « J’étais avec deux autres gars. On avait entendu dire qu’ici, c’était un bon pays avec bien de l’ouvrage. Évidemment, je ne suis pas sorti avec mes valises. J’ai mis une deuxième paire de bas, des bobettes par-dessus celles que j’avais et un chandail supplémentaire, pis on est partis pour Montréal. »

Son statut d’immigrant sera régularisé quelques années plus tard, après qu'il se sera fait coincer sans papier par la police. Après une nuit au poste, un député, dont il tait le nom, l’a aidé à remplir les formulaires nécessaires pour devenir un Canadien. Peter Sergakis lui a versé environ 300 $ et « c’était réglé ! ».

« À l’époque, c’était comme ça. Quand j’ai eu mon premier restaurant, j’ai donné 200 $ à un intermédiaire pour obtenir un permis en une semaine », relate-t-il en se tournant vers son avocat et en lui demandant : « Je peux dire ça, hein ?! »

Un batailleur

Peter Sergakis est devenu une figure connue de Montréal inc. à compter de 1992. Le maire Jean Doré avait alors décidé d’imposer une surtaxe sur les immeubles non résidentiels, ce qui a provoqué la colère des commerçants, Peter Sergakis en tête. M. Sergakis, qui ne s’était jamais mêlé de politique, a mis sur pied une association de gens d’affaires et a pris la parole au conseil municipal. Le mouvement d’appui a été immédiat.

Même avec son français approximatif, M. Sergakis est devenu le leader d’un mouvement qui a forcé le recul de l’administration Doré après des mois de manifestations. À chaque réunion du conseil municipal, ils étaient des centaines – à trois reprises, ils seront même quelques milliers de personnes – à exiger l’abolition de la surtaxe de toutes les façons : des chaises lancées depuis le balcon dans la salle du conseil municipal, des portes brisées, la prise d’assaut de la résidence personnelle du maire Doré et beaucoup de bousculade.

« Quand tu crois à une cause, il faut la défendre. On ne faisait pas de grabuge, mais on peut rien gagner avec des gants blancs. »

— Peter Sergakis

« J’ai mis en place une machine, une machine de guerre. Comme dans une campagne électorale, avec des affiches. Ça m’a coûté 300 000 $ et on a gagné », se souvient-il avec fierté. Il est vrai que Jean Doré a perdu ses élections en novembre 1994, mais la cause devant les tribunaux – à laquelle M. Sergakis n’a pas contribué financièrement – sera un échec pour les commerçants.

Mais peu importe. Pour Peter Sergakis, cette expérience lui a donné une certaine autorité. Et aujourd’hui, dans le dossier des appareils de loterie vidéo, il talonne le gouvernement pour « qu’il mette ses culottes ».

« Le jeu, c’est comme la prostitution. Il y en avait avant nous, il y en a maintenant et il va y en avoir encore après nous. Et la meilleure façon de contrôler le jeu, c’est de garder ça entre les mains du gouvernement, sans enlever des machines dans les bars. Sinon, c’est les machines illégales qui vont entrer », prévient-il.

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