La Presse à Matane

Le milieu d’affaires passe à l’offensive

La Presse revient d’une mini-tournée hivernale dans l’est du Québec, une occasion de prendre le pouls économique de ce coin de pays qui doit notamment surmonter le vieillissement accéléré de sa population. Deuxième arrêt : Matane, où des gens d’affaires sont passés à l’offensive pour accélérer l’activité économique.

Un reportage d’André Dubuc et de David Boily

La Presse à Matane

À la chasse au gros gibier

Que faire quand le ciel vous tombe sur la tête ? À Matane, ils ont relevé la tête et se sont retroussé les manches. Une inspiration pour les milieux que la malchance frappe.

MATANE — En 2015, à l’initiative de l’hôtelier François Rioux, les gens d’affaires de Matane ont créé FIDEL (Fonds d’innovation et développement économique local de la Matanie) pour se relever d’une série de coups durs qui ont fragilisé la ville.

Trois ans plus tard, l’organisme travaille à chasser les gazelles, ces entreprises qui croissent à la vitesse grand V, et à ramener une proie à Matane.

« C’est la première fois que ça se fait dans l’est du Québec », dit Jean Langelier, 59 ans, directeur innovation et développement du FIDEL. 

« D’habitude, des régions-ressources attendent que les grandes entreprises arrivent. Cette fois, c’est nous qui sommes proactifs en mettant à l’avant-plan nos éléments attractifs pour aller chercher du monde. »

— Jean Langelier, de FIDEL

FIDEL se sert même d’armes en intelligence artificielle capables de débusquer les entreprises en expansion partout dans le monde, pour ensuite ajuster la mire sur celles dont le profil épouse les forces de la ville gaspésienne, connue pour ses petits crustacés.

« Notre objectif est de convaincre une entreprise de s’installer dans le parc industriel en 2019 », avance le directeur, entré en poste en novembre 2016.

À sa création, FIDEL cherchait à convaincre 50 entrepreneurs qui accepteraient d’investir 5000 $ chacun dans le développement régional. Ce sont finalement 132 chefs d’entreprise qui ont répondu à l’appel. La Ville, la MRC de la Matanie et le fédéral ont suivi. Québec se fait toujours désirer. Le trésor s’élève à près de 1,5 million, souligne M. Langelier. Son équipe compte deux autres permanents.

Se prendre en main

Dans une chronique de l’hebdo Les Affaires du mois dernier, le fondateur de Pur Vodka, Nicolas Duvernois, a vanté le dynamisme du jeune organisme. Une visite sur place s’imposait pour savoir de quoi il en retournait.

On a rencontré M. Langelier le 20 février pour le déjeuner au Cargo, le restaurant du Riotel, chaîne hôtelière appartenant à François Rioux. Ce dernier, instigateur du FIDEL, était aux États-Unis lors de notre passage dans la région.

Fils du pays, François Rioux a déménagé en Floride avec sa famille. Son père, marchand, tenait à ce que sa progéniture devienne bilingue. En 1985, François est revenu travailler en Gaspésie au sein du Groupe Bertrand-Rioux, dont il est le président depuis 2005. Plus tard, il a décroché un MBA de McGill et HEC Montréal.

En 2015, M. Rioux n’aimait pas ce qu’il voyait.

Pendant que le Québec s’était sorti de la dernière récession, Matane essuyait revers après revers. D’abord, l’usine de carton-caisse RockTenn a fermé ses portes en 2012 (110 emplois). À compter de 2015, le fabricant d’éoliennes en béton Énercon a ralenti ses activités au point de fermer complètement l’usine construite en 2010, qui avait eu jusqu’à 150 employés.

En parallèle, le gouvernement québécois sabrait le développement régional. Exit la conférence régionale des élus, le centre local de développement et une bonne partie des enveloppes budgétaires consacrées au développement économique.

« M. Rioux s’est dit que si le gouvernement larguait la région, la région allait se pendre en main. »

— Jean Langelier, de FIDEL

Parmi ses réalisations, FIDEL a institué un généreux concours de bourses. Le programme annuel remet 100 000 $ au total à cinq entrepreneurs prometteurs de la MRC. Le premier prix de 50 000 $ a été remis en 2018 à Fragment, une entreprise qui actualise les rites funéraires à l’ère du numérique.

L’organisme a aussi dupliqué le concept des dragons, de la populaire émission de Radio-Canada. Des 132 membres, ils sont 20 dragons matanais à offrir leurs services comme mentor, après que chacun eut démontré la capacité d’investir au moins 25 000 $ dans un projet.

De plus, FIDEL, la MRC, Desjardins et le Fonds FTQ ont créé un fonds de capital-risque de 1 million, le Fonds local de solidarité (FLS).

Les priorités de FIDEL en 2019 : déployer sa plateforme de services numériques Squid Squad (voir l’onglet suivant), mailler les cédants d’entreprise en Matanie et les repreneurs des grands centres et définir une image de marque de la région.

Parc industriel

Mais son défi le plus ambitieux reste de convaincre un ou plusieurs fabricants d’investir au total de 5 à 50 millions dans le parc industriel de Matane et de créer, ensemble, de 25 à 40 emplois à 25 $ et plus l’heure, comme les aime le premier ministre François Legault.

Pour y arriver, FIDEL a donné un mandat à la firme montréalaise ROI (pour Recherche sur les occasions d’investissement), des spécialistes qui analysent des mégadonnées au moyen de l’intelligence artificielle. Ils ont mis au point un puissant outil de recherche couvrant 7 millions d’entreprises.

Historiquement, l’économie matanaise s’est concentrée sur le bois, la pêche et le tourisme. À l’initiative de feu Bernard Landry, ex-premier ministre, la ville gaspésienne s’est diversifiée dans la fabrication d’éoliennes à compter de 2001. Marmen y est toujours actif.

« Son port reste en eaux profondes accessibles à l’année », nous a expliqué Simon Leroux, vice-président principal de ROI, quand on l’a questionné, avant notre départ, sur les attraits économiques de la Matanie.

La région a une expertise à faire valoir en transformation alimentaire et en construction navale avec Méridien Maritime. Sa zone industrialo-portuaire est conçue pour faciliter le transport de pièces surdimensionnées comme des pales d’éoliennes ou les maisons préfabriquées de CEG. Elle est desservie par le chemin de fer et un traversier-rail la relie au réseau de la Côte-Nord. Son cégep produit environ 150 diplômés par année dans le numérique.

« L’idée est de cibler 500 entreprises d’ici la fin 2019, indique M. Langelier, pour avoir de 35 à 50 rendez-vous avec des prospects qualifiés. ROI a déjà identifié une première série de 150 gazelles œuvrant dans des champs spécifiques et pour lesquelles ils vont établir les premiers contacts. »

La saison de la chasse bat son plein.

Miser sur le numérique

Matane poursuit sa diversification économique en misant sur le numérique, domaine de prédilection de son cégep. Le secteur manufacturier n’est pas oublié pour autant. Visite guidée.

Une stratégie

Hier, la diversification passait par la taille de diamants : échec. Le numérique paraît plus porteur. Grâce à 17 dragons matanais qui se sont engagés à y investir 310 000 $ et à FIDEL, qui a mis 50 000 $ sur la table, Squid Squad, studio de production numérique, offre depuis peu ses services aux studios d’effets visuels de Montréal et de Québec. Visant la création de 40 emplois à terme, ce nouvel acteur, situé dans l’incubateur ALT Numérique, est d’ailleurs en recrutement pour un directeur technique. L’objectif est d’offrir localement des débouchés pour les diplômés en photographie, multimédia, animation 3D du cégep de Matane. ALT Numérique occupe le sous-sol du magnifique Centre de développement et de recherche en imagerie numérique (CDRIN) du cégep. Ce centre collégial de transfert de technologie héberge notamment un studio de capture de mouvement pouvant être mis à la disposition des jeunes concepteurs de jeux vidéo. Quant à l’incubateur, il fournit le local et les équipements gratuitement pendant les deux premières années à ses locataires, comme Squid Squad.

Une légende

Depuis 32 ans, contre vents et marées, Vic Pelletier, amoureux du Grand Nord, s’est entêté à produire à partir de ses installations matanaises de 10 à 12 heures de documents audiovisuels par an : des documentaires, des fictions – Terminal Grand Nord est en développement – et des séries animées. « C’est énorme pour une boîte de production en région », dit M. Pelletier, que La Presse a rencontré. PVP, la boîte qu’il a fondée, a remporté 19 prix et 45 nominations ici et à l’étranger. Parmi ses productions, on compte la série animée Belle et Sébastien et la série « Personnalités », à sa 10e saison aux Grands reportages à RDI. « À Matane, on est contraints de trouver continuellement des productions pour garder nos 42 employés, sinon ils vont repartir à Montréal se trouver du travail », explique-t-il.

Un nouveau venu

Cube noir innovation a été officiellement lancée le 28 février dernier. Issue du Groupe PVP, dont elle était la division médias numériques, la jeune pousse aspire à devenir partenaire des entreprises pour leurs besoins dans le numérique. Sa mission : sensibiliser les gens d’affaires à la nécessité de négocier le virage, leur productivité en dépend. « Pour une usine agroalimentaire, on a conçu un formulaire électronique qui permet d’optimiser la réception de ses matières premières. Papier, ça prenait deux heures et demie ; électronique, ça prend 30 minutes », donne en exemple Jean-François Côté, président.

Un défi

Matane dispose de 4 millions de pieds carrés de terrains industriels. Propriété de la Ville depuis 2015, l’ex-cartonnerie de RockTenn en représente la moitié. À La Presse, le maire Jérôme Landry a indiqué vouloir transformer l’endroit en un motel industriel pour les entreprises qu’aura été cherchées FIDEL. « Au plus fort de la folie du bitcoin, on avait des offres pour remplir l’usine plus d’une fois », a confié Steve Coll, conseiller à la Société d’aide au développement des collectivités (SADC). Hydro-Québec a toutefois coupé court aux ambitions des « mineurs » de cryptomonnaies quand elle s’est aperçue que tous ses surplus d’électricité y passeraient. La Ville est actuellement en train de faire démanteler des équipements de l’usine désaffectée à coût nul pour les contribuables en vertu d’un partenariat avec le Groupe Bouffard, qui est payé en revendant les métaux récupérés. Le but est de rendre le site plus attrayant pour d’éventuels occupants.

Un fleuron

Qu’importe si le Guide alimentaire met de l'avant les protéines végétales, Cuisines Gaspésiennes persiste et signe avec ses cretons et son similipoulet. « Du ketchup, c’est Heinz. Au Québec, du similipoulet, c’est du Gaspésien », dit Enrico Carpinteri, PDG. Il y a encore de la place pour faire de bons produits savoureux, selon lui. À preuve, ses ventes de cretons et de baloney progressent. Fondée par son père Antonio, l’entreprise emploie 150 personnes et cuisine 100 produits. Elle investit 7 millions en trois ans, ce qui fera doubler la capacité. « Tout sera en place pour doubler notre chiffre d’affaires », de dire MCarpinteri.

Un enjeu

Matane dispose de deux quais : celui de la traverse Matane–Godbout–Baie-Comeau, dont on parle ces jours-ci en raison des ratés qui affligent les traversiers, et un quai commercial, décrépit. Le gouvernement fédéral le cédera à Québec en mars 2020 avec 58 millions pour sa reconstruction. La Coalition urgence port de Matane réclame des travaux pour assurer la poursuite des activités commerciales. « Le quai de Matane, c’est comme le pont Champlain. Avant et pendant sa reconstruction, il faut des investissements pour garder le quai fonctionnel pour une période de trois à cinq ans », explique Jean Langelier, directeur de FIDEL et co-porte-parole de la Coalition. Selon une étude, 750 emplois directs dépendent du port.

Bienvenue au cégep international de Matane

Quelle est la proportion d’élèves étrangers au cégep de Matane ? 5 %, 10 %, 30 % ? Vous n’y êtes pas. C’est près de 50 % ! On parle de Matane, pas de Manhattan.

À la session d’hiver 2019, on dénombre 340 cégépiens internationaux sur les 720 inscrits. En fait, l’établissement n’a jamais été aussi rempli de son histoire, en dépit du vieillissement rapide qui sévit dans l’est du Québec.

Un tel afflux de sang neuf est une bénédiction pour la maison d’enseignement qui assure ainsi la pérennité, voire l’essor, de ses programmes. C’est aussi une incroyable occasion pour la Matanie.

D’ailleurs, Matane et la MRC veulent maintenant accentuer leurs efforts afin de retenir une meilleure proportion de ces migrants sur leur territoire pour contrer le déclin démographique.

Gros budget de recrutement

Sur la photo de groupe, 28 % des collégiens viennent de la Matanie (22 500 habitants) et 72 %, de l’extérieur.

« On a commencé en 2004 à recruter à l’international, dit le directeur général Pierre Bédard. On est dans les précurseurs. Les universités étaient habituées, mais pas les cégeps. »

L’engouement des Français pour Matane avait déjà attiré l’attention de La Presse il y a deux ans.

Cette manne ne tombe pas du ciel. L’établissement consacre trois ressources plein temps au recrutement d’élèves étrangers. Elles disposent d’un budget annuel de 400 000 $.

Un peu plus des deux tiers des 340 étrangers sont des Français métropolitains, tandis que l’on compte environ 70 Réunionnais. « Il y a une entente entre le Québec et l’île de la Réunion pour accueillir 140 étudiants annuellement qui sont financés pour venir étudier au Québec. Avant leur départ, ils se font dire par leur gouvernement de travailler et de rester ici à la fin de leurs études », dit M. Bédard, car l’île ne parvient pas à créer assez d’emplois pour sa jeunesse.

En vertu d’un accord avec le Québec, les cousins venus de l'Hexagone, eux, paient la même facture que la famille, c’est-à-dire pas grand-chose (moins de 200 $ par session).

« Il y a tellement d’étudiants en France, même si tous les cégeps se lancent dans ça demain matin, il y a du monde en masse », répond M. Bédard sur le risque que le filon s’épuise un jour.

Intramuros, leur influence est palpable. Loud – « le rappeur québécois que toute la France attendait », dixit Les Inrockuptibles – se produit au cégep le 30 mars, à la grande joie des expatriés de l’Hexagone.

Étudier pour immigrer

Selon le DG, c’est d’abord la qualité des techniques offertes (photographie, multimédia, animation 3D, tourisme et électronique industrielle) qui les attire à Matane. La qualité de l’environnement y est aussi pour quelque chose.

Une fois le DEC en poche, les Français vont à l’université ou tentent leur chance sur le marché du travail où les perspectives paraissent meilleures qu’outre-mer. 

En France, le taux de chômage des jeunes est de plus de 22 %, rapportait le journal Le Monde le mois dernier. 

« La meilleure façon pour un Français de venir vivre au Québec, c’est de rentrer comme étudiant, d’avoir un permis de travail, de se trouver une job, puis d’embarquer dans le processus. C’est un automatisme. C’est pour ça que le cégep est aussi attractif. »

— Jean Langelier, directeur du Fonds d’innovation et de développement économique local (FIDEL) de la Matanie

Toutefois, un maximum de 5 % demeure dans la région au terme des études, faute d’occasions.

« La demande est tellement forte à Montréal et à Québec, où il y a une pénurie de main-d’œuvre dans le numérique, que nos diplômés s’y font aspirer », explique M. Langelier.

« On travaille avec FIDEL pour augmenter cette proportion », indique M. Bédard. La création du studio d’effets visuels Squid Squad s’inscrit justement dans cette démarche.

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