Pommes, Snickers et Kirghizistan

Depuis six mois, Jonathan B. Roy pédale, pédale, pédale. Il a commencé en Angleterre, en mars. Une moyenne de 50 à 60 kilomètres par jour, rien de trop éreintant.

Depuis six mois, Jonathan a donc fait rouler son vélo rouge en Angleterre, en France, au Luxembourg, en Suisse, au Liechtenstein, en Autriche.

En Slovénie, en Croatie, en Bosnie-Herzégovine, en Serbie, en Bulgarie, en Turquie.

En Géorgie, en Azerbaïdjan. Au Kazakhstan, en Ouzbékistan, au Tadjikistan.

La connexion Skype était impeccable quand je l’ai appelé, hier matin.

– Et là t’es où, Jonathan ?

– À Och, au Kirghizistan.

Je ne sais pas pour vous, mais j’aime dire ça, Kirghizistan. Je trouve ça exotique en diable.

Depuis six mois, donc, Jonathan B. Roy, 30 ans, de L’Orignal dans l’est ontarien – c’est dans la première couronne du Hawkesbury métropolitain – pédale, pédale, pédale : 21 pays traversés, 9300 kilomètres, du vent dans la face, de la neige, des paysages à couper le souffle, bien sûr…

« L’avantage du vélo sur le train et l’autobus, dit-il, c’est que tu rencontres les gens, tu as le temps d’arrêter, de sentir le terrain. La force du vent, les moindres inclinaisons du terrain. Tu as une vraie connexion avec le territoire que tu visites… »

Et les gens. Les photos de son blogue en témoignent : Jonathan est à hauteur d’homme, de femmes, d’enfants. Et de vaches, et des ânes. Il est dans la lenteur des choses, et le terme de « voyageur », si galvaudé, lui colle parfaitement. Jonathan B. Roy, de L’Orignal, n’est pas un touriste.

– Ça coûte cher, ce voyage, Jonathan ?

– Au rythme où vont les choses, 9500 $ par année.

– C’est pas cher…

– Non. Quand des amis me disent : « Wow, t’as les moyens de voyager pendant un an ? » Je leur réponds : « Vends ton 4 roues à 18 000 $, tu vas pouvoir faire ce que je fais pendant deux ans… »

***

Il a 30 ans. Quand il a pris la décision de partir, il était directeur des ressources humaines des Comtés unis de Prescott-Russell, pensez aux MRC québécoises. Gros job, grosses études (génie, puis droit), grosse paie. Mais il s’emmerdait un peu, assis dans son bureau à gérer des conventions collectives et des griefs.

C’est sa mère qui lui a donné le goût de partir faire cette odyssée à vélo. Diane Bertrand disait toujours à son fils qu’elle rêvait d’aller, « un jour », en Italie.

Lui, il partait dès qu’il pouvait, des petits voyages en Asie et en Amérique du Sud, sac au dos.

Jonathan avait toujours en tête un voyage de fou, en vélo, de l’Europe au Viêtnam, il se disait, lui aussi, « un jour »…

Puis, en 2012, maman Diane est morte. Cancer, à 55 ans.

« Ça frappe. Ça m’a fait réaliser que la vie est plus courte qu’on le pense. Qu’on a moins de temps qu’on pense pour faire ce qu’on veut faire. Je me suis dit : si je ne le fais pas, je vais y penser encore dans 15 ans… »

Il s’est préparé, il a liquidé ses dettes d’études, il a mis du fric de côté et s’est préparé mentalement et physiquement, pédalant par exemple en décembre dernier de L’Orignal jusqu’à Mont-Tremblant, question de voir comment il réagirait, une fois pris dans le froid et dans la neige.

Il a aimé.

L’hiver dernier, le « jour » est arrivé : Jonathan B. Roy a démissionné et est parti vivre ce rêve fou, partir à vélo, voir du pays, voir le monde, rencontrer du bon monde. C’est d’ailleurs le titre de son blogue, « À vélo autour du bon monde ».

***

Jonathan sort de l’Ouzbékistan, ce qui ne fut pas une mince affaire, d’ailleurs, d’en sortir (allez lire son blogue). S’il a commencé en Europe il y a six mois, c’est qu’il voulait se farcir les massifs du Pamir du Kirghizistan avant l’hiver. « On trouve ici la deuxième plus haute route du monde… Et même si ce n’est pas l’hiver, j’ai quand même frappé trois tempêtes de neige ! »

Je regarde les photos de Jonathan, je lis ses (formidables) histoires de route, de rencontres et de paysages, de vaches qui pètent et de ciels si dénués de pollution visuelle qu’on peut presque toucher la Voie lactée et, c’est clair : ce type est un homme heureux.

Pas parce que pédaler 9000 kilomètres est la recette du bonheur ? Non. À chacun sa propre recette du bonheur. Je soupçonne que c’est parce qu’il vit des aventures. Et je prétends que vivre des aventures, avoir une vie où surviennent des patentes, est une des clés du bonheur.

– Plus heureux qu’assis dans ton bureau à L’Orignal ?

– Mets-en.

Des fois, Jonathan a de la visite : son père André est allé pédaler avec lui, comme son frère Sacha et son ami Mathieu Delorme.

Il est lui-même un peu surpris de constater que pédaler a toujours été facile, ou presque, qu’importe le lieu.

Sauf dans les villes, dit-il. En région rurale, ça va, très facile. Le plus dur ? Le désert. Jonathan haït les déserts. Magnifiques, bien sûr, mais le sable dans le nez à 50 degrés, le sable qui s’incruste partout dans tes vêtements, les engrenages de ton vélo, ton stock de photo…

Beurk, le désert, Jonathan haït le désert.

***

– Ta destination finale, c’est quoi, Jonathan ?

– Je disais que c’était le Viêtnam. Mais mon plan, c’était de faire le tour du monde.

Sauf qu’il ne le disait pas, il n’osait pas. Tu dis que tu t’en vas faire le tour du monde, tous tes chums de L’Orignal disent à tout le village que le p’tit Jonathan B. Roy s’en va faire le tour du monde…

Pis si tu te tannes en Autriche, genre ? T’as l’air fou…

Alors Jonathan gardait ça pour lui.

« Je voulais voir, moi, si j’allais aimer ça, aussi… »

Jonathan aime ça. Pédaler, l’aventure, le bon monde qu’il croise. Même si c’est plus dur, à chaque étape, à chaque pays.

« J’ai le goût de faire le tour du monde. C’est cool, je trouve : “le tour du monde”. Pas juste quelques pays ici et là, non. La circumnavigation… »

Il essaie de trouver une façon d’entrer en Chine (c’est compliqué, avec le visa), en Birmanie (c’est compliqué, point), se demande s’il fera le Japon.

À la fin, ce sera le Canada, par l’Ouest, par les États-Unis.

Jusqu’à L’Orignal.

***

Ces jours-ci, dans ces pays en « stan », la question qu’il se fait poser le plus souvent sur la route, c’est : « Es-tu marié ? »

Extrait de son blogue : « Plusieurs fois par jour, je me fais demander si je suis marié, et pourquoi non… Je n’ai évidemment pas de bonne réponse à cette question. J’essaie de dire que ce n’est pas anormal au Canada mais ils n’ont pas l’air de me croire. »

Au sortir de l’Ouzbékistan, le douanier fouille Jonathan. Lui aussi, il veut savoir s’il est marié, ce Canadien à pédale, pendant qu’il scrute toutes ses possessions.

– Tylenol, c’est quoi ? demande le douanier.

Jonathan a pointé sa tête, mal de tête. Il a dû mimer aussi pour la soie dentaire, pour les pilules antimalaria. Son blogue, encore : « Puis, il trouve ma petite bouteille de vernis à ongles, que j’utilise comme peinture pour retoucher mon vélo. Ne voulant rien savoir de mes explications, il me regarde bien sérieux :  Pour ça que t’es pas marié, hein ? »

Des fois, un peu tanné de se faire demander partout pourquoi il n’est pas marié, il fouille dans son téléphone, à la recherche d’une photo prise en marge d’une émission de télévision à laquelle il a assisté, avant son départ du Canada.

Et il montre alors la photo de lui et de l’animatrice et il dit, pour qu’on arrête de l’achaler : « C’est elle, ma femme. »

Note de service pour l’animatrice Mariepier Morin : y a plein d’Ouzbeks qui pensent que t’es mariée avec un gars qui possède un vélo et qui vient de L’Orignal, Ontario.

***

– Tu t’ennuies de quoi, Jonathan ?

– Le plus dur, c’est pas les côtes, non, les côtes, tu t’arrêtes et tu te reposes. Le froid : tu t’habilles chaudement. Non, le plus dur, c’est ne pas avoir la nourriture à laquelle je suis habitué !

Et Jonathan de m’expliquer que, quand il pédale, il fait des listes, des listes de ce qu’il aimerait manger, tout de suite, ici dans la campagne azerbaïdjanaise, là, dans les montagnes ouzbèques : poutine, hot-dog, du beurre d’arachides…

« Quand mon ami Mathieu est venu me rejoindre en Géorgie, je lui ai demandé d’apporter du beurre d’arachides. Je l’ai fini en deux jours. J’appelais ça du bonheur d’arachides… »

La plupart du temps, il mange local, mais ces jours-ci, la bouffe locale n’a rien d’attrayant. Il se rabat donc sur l’aliment de prédilection des voyageurs dans les « stan », un truc disponible à peu près partout… Des barres de chocolat Snickers !

« Ça, et des pommes. Parce que des pommes, ça se transporte bien partout, c’est résistant. »

Au bout du fil, il s’émerveille.

– Plus j’avance, plus je me dis que c’est incroyable de penser que je traverse des pays en mangeant des Snickers et des pommes…

– Que veux-tu dire ?

– En auto, tu pèses sur le gaz, ça avance. Et quand il n’y en a plus, tu mets du gaz dans l’auto. Moi, je traverse des pays, des continents et mon gaz, c’est la nourriture…

– Tu te dis que juste avec des pommes et des Snickers, tu peux faire le tour du monde ?

– C’est ça, répond Jonathan. C’est beau, hein ?

Mets-en, mon gars. Mets-en. Enweye, pédale…

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