Chronique

Le gardien de Jean-Jacques Rousseau

Ermenonville — Ils étaient une quinzaine, tous alignés au bord de la rivière, munis de cannes à pêche longues comme un samedi de concours de pêche sans poisson avec de la pluie.

Une canne à « emboîtement » qui fait 10 m, une fois emboîtée. « Ça permet d’utiliser très peu de fil, on est tout près du poisson », m’explique un concurrent.

Au bout d’un moment, l’un d’eux a sorti un gardon gros comme une sardine pas d’arêtes. Il l’a mis dans le panier en filet qui traînait dans l’eau à ses pieds, tandis que pataugeaient canards et ragondins – sorte de castor du pauvre.

À 11 h 15 précises, les membres de l’Association de pêche d’Ermenonville ont retiré leur ligne de la Launette. Le concours était terminé. On a pesé et mesuré les prises, on a désigné un gagnant, on a remis les poissons à l’eau. Rendez-vous dans deux semaines.

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J’allais voir le parc Jean-Jacques-Rousseau, en face.

C’est ici, à une heure de Paris, que le philosophe est mort, le 2 juillet 1778. Il était allé cueillir des plantes pour son herbier, comme tous les matins. Après le déjeuner, un AVC l’a terrassé. Il avait 66 ans.

Rousseau n’a vécu ici que les 44 derniers jours de sa vie. Son nom est pourtant à jamais lié à Ermenonville, et pas seulement parce qu’on l’y a enterré – avant que les révolutionnaires ne rapatrient ses restes au Panthéon, 16 ans plus tard.

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J’y allais pour le simple plaisir de marcher dans les derniers pas du promeneur solitaire, désargenté, amer, misanthrope certes, mais superbe. « Me voici donc seul sur terre, n’ayant plus de frère, d’ami, de société que moi-même »…

Il ne les a pas écrites ici, mais ses Rêveries semblent flotter dans ce jardin d’Ermenonville. « […] mon âme erre et plane dans l’univers sur les ailes de l’imagination, dans des extases qui passent toute jouissance »…

Sauf qu’en fin de compte, j’ai très peu marché dans ce superbe jardin, dont j’étais l’unique client, à part un couple venu prendre des photos de mariage.

Je ne savais pas qu’une fois les 5 euros versés, la promenade la plus fulgurante qui m’attendait était à l’entrée, où veillait le gardien des lieux, M. Jean-Charles.

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Il y a en France, un peu partout sur le territoire, de ces gardiens de la mémoire profonde et de la sensibilité des lieux. M. Jean-Charles, 60 ans, est l’ancien propriétaire d’une maison de retraite. Il s’est consacré à l’histoire du village, il a collectionné les correspondances, acheté des tableaux, appris par cœur des textes et des anecdotes obscures. « Je vous parlerai plus tard de la prostate de Rousseau, c’est très instructif ! »

Ce parc est bien plus qu’un jardin, c’est un projet philosophique, vous dira-t-il.

L’homme qui a convaincu Rousseau de passer l’été 1778 ici, René-Louis de Girardin (le seigneur de l’endroit), vaguement apparenté à M. Jean-Charles, vouait à Rousseau un culte et a conçu un immense jardin en s’inspirant de La nouvelle Héloïse.

« Allez, Jean-Jacques, quittez Paris, venez donc herboriser à Ermenonville… »

Le rétif philosophe finit par accepter. Sur place, il découvre une sorte de temple naturel à sa gloire immortelle. Girardin a fait bâtir ici un immense jardin, orné de pierres où sont gravés des poèmes.

C’est le premier jardin en France qui soit « irrégulier », ou à l’anglaise, et en ce sens révolutionnaire. Et un hommage au philosophe des Lumières.

Pour Rousseau, la rectitude du jardin classique à la française, de Le Nôtre, « taillé au cordeau », est une aberration. Il « montre notre petitesse » en délimitant la nature par un mur, une grille, et « assassine la nature ». Au contraire, un jardin « naturel » fait disparaître ces limites.

« Girardin a fait ce jardin une pioche dans une main et La nouvelle Héloïse dans l’autre », me dit le gardien des lieux, conférencier impénitent.

L’ouvrage de Rousseau – la 11e lettre en fait – a donné naissance à ce projet botanique.

Mon guide m’inonde de détails historiques, de citations d’Émile contre la servitude (« Le seul qui fait sa volonté est celui qui n’a pas besoin pour la faire de mettre les bras d’un autre au bout des siens »), me montre des tableaux du jardin original, qui n’a pas tant changé. Il est incollable, inépuisable.

Dans l’esprit même du jardin naturel, souffle le vent de la liberté, de la révolution à venir, en fait.

Il m’explique qu’il faut aussi des montées, dans un jardin digne du philosophe : il ne suffit pas de déambuler, il faut « crapahuter », il faut de l’effort vertueux…

Quand enfin il est temps que j’aille me promener, il me dit de prendre soin d’entrer de gauche à droite dans la Grotte des Naïades, sans quoi je vais « régresser mentalement », car la disposition des lieux est une métaphore de la caverne de Platon.

Je n’ai voulu courir aucun risque, j’ai obéi…

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Certains ont vu dans les écrits de Rousseau les germes du totalitarisme. « Mais non, Rousseau, c’était un libéral ! »

J’entraîne mon hôte sur le terrain politique. Il se rembrunit.

« Notre pays est très malade. Prenez ce jardin. Si on le comprenait, on n’aurait pas construit ces bâtiments ridicules ! [Il désigne des maisons modernes.] Ces clôtures… On passe à côté de la plaque. On ne plante pas des rosiers pour faire joli. Il faut une compréhension profonde de ces choses-là. Et c’est comme ça dans tout. Le problème en France n’est pas le racisme, c’est le manque de culture. Le manque de connaissances et de sensibilité… »

Il a voté Fillon et en veut aux journalistes d’avoir fait déraper la campagne de la droite à cause des « affaires » du candidat (emplois fictifs pour des membres de sa famille, dépenses extravagantes, etc.). « Nous avons été trahis par une presse qui nous a volé l’élection. Les emplois, ce n’était pas interdit, et malgré cela, ce genre d’histoire n’est pas à la hauteur des enjeux du pays. Les autres ne sont pas différents ! »

Il m’explique qu’il en a contre les médias, l’enseignement national et la justice.

« Les choses se dégradent. Il y a une perte de sensibilité. Quand, petit, je pêchais un brochet dans la Launette, je pouvais en reconnaître l’odeur, qui n’est pas la même que celle du sandre. L’eau bouillante sur les roches, tout près d’ici, cette odeur mêlée à l’humidité… Tout a été bazardé… »

Il peste contre l’art contemporain et cet artiste américain (Jeff Koons) qui a mis un homard dans la chambre de Louis XIV.

« J’avais une maison de retraite autrefois. On traitait les gens avec dignité. On emmenait les tétraplégiques au musée, vous imaginez ce que ça suppose ? Maintenant, c’est rendu des usines… »

Pour qui votera-t-il aujourd’hui ?

— Le Pen !

— Je n’ai pourtant pas remarqué que la culture, l’enseignement et l’histoire étaient au cœur de son projet…

— C’est vrai, je le fais uniquement pour faire chier le monde.

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En rentrant à mon gîte, je cherche des informations sur mon gardien. J’apprends pourquoi il n’a plus sa maison de retraite. En 2005, il a été condamné par la justice à 36 mois de détention pour maltraitance de 14 personnes âgées – elles portaient des ecchymoses et diverses traces de mauvais traitements.

L’accusé, qui a passé huit mois en détention préventive, a toujours tout nié, sauf « quelques tapettes » à l’occasion.

Mais pour prendre soin de Jean-Jacques, de la mémoire de Girardin et de son jardin, l’affaire est entendue : il est parfait.

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