Décryptage  Opération SharQc, 10 ans plus tard

Police et motards ont appris de leurs erreurs

Le 15 avril 2009 était menée l’opération SharQc. L’objectif, avec ses 156 accusés : éradiquer les Hells Angels qui, quelques années plus tôt, avaient été au cœur d’une guerre qui avait fait quelque 160 morts et autant de blessés au Québec. Dix ans plus tard, force est de constater que le but n’a pas été atteint.

Les Hells Angels québécois sont aussi présents qu’avant, sinon plus. Ils comptent environ 80 membres en liberté, et ils ont plus de 500 sympathisants ou apprentis dans leurs clubs subalternes ou chez les vendeurs de vêtements à leurs couleurs. Selon la Sûreté du Québec, ils trônent au sommet de la pyramide du crime organisé et contrôlent plus de 95 % du territoire québécois dans le domaine du trafic de stupéfiants. Ils n’ont plus d’ennemis chez les motards. Ce qui n’empêche pas des règlements de comptes sporadiques depuis 2012, et jusqu’à tout récemment, attribués aux Hells Angels par la police, à Montréal et ailleurs.

Les Hells Angels sont âgés et ont fait la guerre. Ils sont aujourd’hui plus respectés que les jeunes chefs de la mafia qui ont remplacé les plus vieux, emportés par d’interminables guerres intestines.

Les Hells Angels ont créé des liens forts avec cette mafia et d’autres groupes criminels auxquels ils imposeraient même une « taxe » pour avoir le droit d’exercer certaines activités ou d’opérer sur certains territoires.

Ils possèdent toujours cinq sections, dont l’une, Sherbrooke, est toutefois inactive, faute d’un nombre suffisant de membres sans contrainte judiciaire. Ils étendent leurs tentacules vers les provinces maritimes. Ils parrainent également des clubs-écoles dans des pays producteurs ou importateurs de cocaïne. Les Hells Angels, qui ont passé au moins six ans ensemble à la prison de Bordeaux, sont beaucoup plus « tricotés serré » et ont appris des méthodes d’enquête de la police après avoir vu la volumineuse preuve de SharQc.

Une pression constante

Même si quelques Hells Angels ont reçu de longues peines – ne l’oublions pas –, SharQc a été un échec pour la police et la poursuite. En raison de la gestion de la preuve devant les tribunaux, qui ne pouvaient pas absorber une telle masse d’information – rapport Bouchard – et en raison de l’arrêt Jordan rendu en 2016 par la Cour suprême du Canada, qui limite les délais judiciaires, la façon de faire des enquêtes contre les motards a complètement changé.

Celles-ci se font maintenant en deux temps. Les policiers multiplient les perquisitions et n’arrêtent les suspects que beaucoup plus tard, car ils doivent être prêts à divulguer la preuve au moment de la mise en accusation.

Ces enquêtes d’un nouveau genre ont maintenant pour noms Objection, Nocif, Oursin et Orque. Elles visent chacune quelques membres des Hells Angels, appelés les têtes dirigeantes, leurs employés et les vendeurs de rue. Cette attaque sur trois niveaux fait en sorte que les quelques dizaines de personnes arrêtées sont accusées dans des dossiers différents devant les tribunaux, ce qui évite la tenue de mégaprocès.

Par ces perquisitions à répétition, les policiers exercent une pression constante sur les motards, qui ne savent plus d’où va venir le coup et sont continuellement sur le qui-vive. Il ne se passe pas une semaine sans qu’un avocat ou un criminel dise qu’il s’attend à une rafle dans les prochains jours.

Deux des Hells Angels arrêtés dans le cadre des enquêtes récentes venaient à peine de recevoir leur grade de membre, alors qu’un autre était apprenti (prospect). La police veut assurément décourager la relève.

Une autre méthode utilisée, qui n’est toutefois pas nouvelle : recruter un membre de l’organisation criminelle, qui devient ainsi un agent civil d’infiltration payé par l’État.

Cela a fonctionné dans l’enquête Objection, alors que plusieurs des 60 suspects arrêtés en avril 2018 avaient déjà réglé leur dossier quelques mois après la frappe.

Le système et l’opinion publique

Mais si la police a dû s’adapter après SharQc, les motards l’ont fait eux aussi en commençant à se battre sur des fronts qu’ils n’auraient jamais exploités il y a 10 ans.

L’un d’entre eux : les tribunaux. Ils poursuivent la Sûreté du Québec, la Direction des poursuites criminelles et pénales et le procureur général du Québec pour des dizaines de millions, soutenant avoir été détenus illégalement après l’opération SharQc.

Ils s’adressent au Commissariat à la protection de la vie privée du Canada parce qu’ils se font refouler à leur arrivée dans des pays du Sud.

Ils s’affichent en organisant un mariage princier en plein centre-ville de Montréal.

Ils ne veulent pas laisser toute la place à la version de la police dans l’opinion publique et s’adressent donc aux médias pour dénoncer la forte présence policière lors d’un rassemblement sur la Rive-Sud de Montréal.

Dix ans après SharQc, la bataille prend une nouvelle tournure et est loin d’être gagnée pour les autorités.

Pour joindre Daniel Renaud, composez le 514 285-7000, poste 4918, écrivez à drenaud@lapresse.ca ou écrivez à l’adresse postale de La Presse.

Hells Angels arrêtés par l’Escouade nationale de répression du crime organisé (ENRCO) depuis janvier 2017

Projet Objection, avril 2018

Michel Langlois (South) : peine de 5 ans et 10 mois

Stéphane Maheu (South) : peine de 6 ans

Daniel-André Giroux : processus en cours

Louis Matte (South) : peine de 1 an et 10 mois

Projet Nocif, août 2018

Bernard Plourde (Trois-Rivières) : processus en cours

Jean-François Bergeron (Trois-Rivières) : processus en cours

Incident à Shawinigan, octobre 2018

Clermont Carrier (Trois-Rivières) : processus en cours

Steven Collard (prospect, Trois-Rivières) : processus en cours

Projet Oursin, février 2019

Éric Blanchette (prospect, Nouveau-Brunswick) : processus en cours

Projet Orque, avril 2019

Claude Gauthier : processus en cours

Pascal Facchino : processus en cours

Projet SharQc

Les dates importantes de sharqc

15 avril 2009

156 individus sont visés. La plupart sont arrêtés et accusés de meurtre, de complot pour meurtre, de gangstérisme et de trafic de stupéfiants. 

31 mai 2011

En raison de délais jugés déraisonnables, le juge James L. Brunton de la Cour supérieure libère 31 accusés et réduit le nombre de procès à venir à cinq.

24 mai 2013

Le juge Martin Vauclair de la Cour supérieure permet aux avocats de la défense d’avoir un accès contrôlé aux banques de données de la police.

Été 2013

Des négociations s’amorcent entre la poursuite et la défense. Le 30 août, 27 accusés plaident coupable à une accusation réduite de complot pour meurtre. Ce sera le début d’une longue suite de reconnaissances de culpabilité.

10 août 2015

Le procès de cinq membres des Hells Angels de Sherbrooke débute. Ce sera le seul procès qui découlera des procédures de SharQc.

9 octobre 2015

Le juge James L. Brunton décrète l’arrêt du processus judiciaire contre les cinq Hells Angels dont le procès avait commencé, en raison de la divulgation tardive d’une preuve que la défense réclamait depuis longtemps.

27 octobre 2016

Québec abandonne les poursuites contre les sept derniers Hells Angels accusés dans le cadre de l’opération SharQc, qui étaient toujours en cavale.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.