Chronique

Un pacte avec le diable

La justice française se penche ces jours-ci sur un pacte avec le diable conclu en 2011 par le géant industriel français Lafarge, en pleine guerre civile en Syrie. La saga prend de l’ampleur en France et rappelle les périls de faire des affaires avec des régimes sanguinaires.

Lafarge – devenu LafargeHolcim en 2015 – possède donc une usine fraîchement retapée pour 680 millions en 2010, dans le nord de la Syrie, quand la guerre civile éclate en 2011. Elle est située à Jalabiya, qui tombera rapidement sous contrôle djihadiste… Puis sous contrôle du groupe État islamique (EI).

C’était à l’époque de la montée de l’EI, qui allait finir par implanter son éphémère mais sanglant califat en Irak et en Syrie. On sait désormais les attaques inspirées ou commandées par l’EI ailleurs dans le monde, des attaques meurtrières.

Lafarge possédait donc une usine à Jalabiya. Et pour continuer la production en ces temps troubles, Lafarge a fait ce pacte avec le diable dont je parlais plus haut : elle a accepté de transférer de l’argent à des groupes djihadistes, comme l’EI, pour assurer la sécurité de l’usine.

Je cite le New York Times, en mars, se basant sur des documents judiciaires eux-mêmes basés sur des témoignages d’ex-employés et patrons de Lafarge, des documents internes et une enquête externe commandée par Lafarge à la firme américaine Baker McKenzie : « Lafarge ne voulait pas abandonner l’usine, mais voulait [plutôt] continuer à la faire rouler pour le moment où prendrait fin la guerre civile. »

Le New York Times parle d’une « décision calculée » de Lafarge. Un calcul inédit dans le monde des affaires : Lafarge était la seule multinationale, selon le journal Le Monde, qui était restée en Syrie, fin 2012, malgré la violence et l’instabilité.

Je cite Le Monde du 14 décembre 2017, qui relatait le coût de faire des affaires en territoire djihadiste, tel que l’avait calculé un cabinet externe embauché par le cimentier lui-même : « Sur la base d’éléments comptables de [Lafarge], le cabinet [Baker McKenzie] avait même calculé le coût total des petits arrangements de Lafarge en Syrie : 15,3 millions de dollars auraient été déboursés entre 2011 et 2015, en priorité à destination de l’EI. Un tiers de la somme aurait servi à monnayer la sécurité autour de la cimenterie de Jalabiya, un autre à l’achat de matières premières (fioul lourd et pouzzolane) sur des territoires contrôlés par l’EI, un dernier à payer des intermédiaires… »

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L’État français a mis en examen – ce qui n’est ni une accusation ni une inculpation – six anciens cadres de Lafarge, dont l’ex-PDG Bruno Lafont, pour « financement de terrorisme », à cause de ces paiements à l’EI.

L’enquête menée par trois juges d’instruction est encore en cours. Une enquête poussée qui vise à savoir qui chez Lafarge savait quoi et quand.

À ce jour, les six personnes mises en examen par la justice française relevaient toutes des « opérations » de Lafarge, en France et en Syrie.

Chez les administrateurs du conseil d’administration, personne n’a été mis en examen. LafargeHolcim affirme d’ailleurs que le C.A. n’était pas au courant des taxes payées à l’EI, que cela était le fait de cadres ayant agi à l’insu des administrateurs.

N’empêche, la justice française creuse, creuse et creuse encore : dans ce pays douloureusement ciblé par l’EI – par exemple, à Paris le 13 novembre 2015, 130 morts –, on ne rigole pas avec le « financement du terrorisme ».

À la demande de la justice française, la police belge a donc interrogé et mis sur écoute téléphonique des membres du C.A. de LafargeHolcim, a révélé la semaine dernière le journal Le Monde. La police belge intervient ici parce qu’avant la fusion LafargeHolcim, le groupe belge GBL est actionnaire principal de Lafarge, avec 20 % du capital.

Le Belge Gérald Frère et le Canadien Paul Desmarais, jr représentent GBL au conseil d’administration de Lafarge. Leurs téléphones ont été mis sur écoute, fin 2017, par la police belge. (Transparence totale : Paul Desmarais, jr est co-chef de la direction de Power Corporation, propriétaire de La Presse+, média dans lequel vous lisez ces lignes.)

Dans une déclaration au Globe and Mail, Power Corporation a indiqué vendredi que Paul Desmarais, jr n’a appris les faits relatifs à l’enquête qu’en 2016 et qu’il collabore à l’enquête.

Quant à Gérald Frère, le journal Le Monde rapportait la semaine dernière des propos enregistrés à son insu alors qu’il était sur écoute, en 2017, au sujet des paiements aux djihadistes en Syrie : « Le conseil [de Lafarge] a joué au naïf parce que ça l’arrangeait bien. »

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En 2011, on peut dire que les groupes djihadistes qui s’activaient en Syrie étaient polymorphes. Mais début 2014, c’est l’EI qui commence à s’imposer en Syrie et en Irak, en avalant des territoires entiers où les populations sont martyrisées. Sa brutalité se révèle rapidement au monde, notamment par les meurtres filmés d’étrangers kidnappés par le califat.

C’est ainsi qu’entre août 2014 et mars 2015, le groupe État islamique décapite entre autres les journalistes James Foley, Steven Sotloff et Kenji Gotō, les travailleurs humanitaires David Haines et Alan Henning. Le pilote jordanien Muath al-Kaseasbeh est aussi brûlé vivant dans une cage. Autant d’atrocités filmées et diffusées par l’EI.

Et pendant que l’EI commettait ces atrocités très publiques, des atrocités impossibles à ignorer, le géant Lafarge versait son tribut au groupe État islamique : ces paiements faisaient partie d’une « décision calculée » qui donne la nausée, et pas seulement quand on regarde dans le rétroviseur.

Alors peut-être que le C.A. de Lafarge ignorait que ses employés payaient le groupe État islamique. Peut-être que le C.A. n’a jamais tenté de savoir comment l’usine de Jalabiya pouvait continuer à fonctionner dans cet enfer…

Mais quand même, la naïveté a ses limites : le C.A. de Lafarge a décidé de maintenir ses activités dans une zone contrôlée par des égorgeurs.

Légal ? On verra.

Immoral ? Certainement.

Le seul aspect réjouissant du scandale Lafarge/groupe État islamique, scandale qui rappelle que les principes sont souvent solubles dans l’argent, c’est que la justice française enquête avec pugnacité.

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