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LES CANOTS DE CÈDRE NE CÉDERONT PAS

Ils n’ont cédé ni au plastique ni aux matériaux composites. C’est probablement au Québec que l’on trouve les deux plus grands (quoique petits) fabricants de canots traditionnels du monde. Et leurs marchés sont à l’opposé l’un de l’autre.

UN DOSSIER DE MARC TISON

Les derniers canots de cèdre

Les deux hommes s’activent en silence autour du squelette de canot, le geste sûr. Chacun de leur côté, ils apposent sur les membrures des bordages de cèdre – les minces lames qui formeront la coque. De quelques coups d’un petit rabot de la taille d’un pouce, ils ajustent la tranche de chaque bordage, pour un assemblage à franc-bord sans le moindre interstice.

Ils sont fixés aux membrures par de petits clous en laiton, que les deux jeunes employés gardent dans leur bouche. « Ça distribue beaucoup plus vite, indique Alain Gallant, directeur général de l’entreprise. C’est une vieille méthode qui était employée dans le temps. »

Il faudra 3500 clous pour un canot de 14 pi – environ 15 000 coups de marteau.

Et il faudra 60 heures de travail pour fabriquer un canot de cèdre.

Luthier de canot

Canots Rhéaume, à Saint-Tite, en Mauricie, est peut-être le plus grand fabricant de canots de cèdre du monde. « Les autres entreprises qui font du canot de cèdre n’ont pas une aussi grande capacité », soutient Alain Gallant.

« Grand » est d’ailleurs très relatif. L’entreprise compte 15 employés et fabrique environ 150 canots traditionnels par année. Elle en vendait jusqu’à 300 par année au début des années 2000, surtout sur le marché américain. La récession de 2008 a fait mal.

Ses canots ne sont pas recouverts de la traditionnelle toile de coton. Leurs flancs lisses et lustrés, qui montrent le moindre détail de leur fin assemblage, sont autant des sculptures que des embarcations : de la lutherie à grande échelle.

Et les clients de Canots Rhéaume ne s’y trompent pas, prêts à payer de 3500 à 8000 $ pour un de ces précieux instruments.

Tout est taillé sur place. Dans un coin, des madriers de cèdre rouge de l’Ouest sont empilés. Ils seront débités en fines lamelles, qui donneront la belle couleur cuivrée des canots Rhéaume.

Près de la porte de l’usine, des caisses elliptiques sont alignées, sortes de grands sarcophages en panneaux de copeaux. Chacun contient un canot prêt à livrer. « Ça part pour l’Ouest canadien », précise Alain Gallant.

« Il y a un conteneur qui est parti pour l’Europe il y a environ un mois, poursuit-il. Il y avait 20 canots de cèdre dedans. Ils ont été distribués partout en Europe. »

Discret comme un canot sur l’eau

Pourtant, le nom Canots Rhéaume est peu connu. Ses canots sont vendus en Ontario et dans l’Ouest sous le nom de son distributeur Langford Canoe.

« On est les producteurs officiels pour les magasins HBC », indique Alain Gallant.

L’entreprise doit produire 20 canots pour Roots Canada, destinés à leurs magasins.

Aux États-Unis, ses canots arborent l’écusson American Traders – un des trois seuls fabricants de canots de cèdre dont les produits sont répertoriés par le site spécialisé paddling.com.

« On ne peut pas passer une annonce pour demander un monteur de canot avec tant d’années d’expérience. Il n’y en a pas. On a des gens qui sortent de l’école d’ébénisterie, mais ils n’ont pas eu de cours sur la fabrication de canot. C’est vraiment une dextérité. Il faut apprendre le marteau, les clous, le rabot. Il faut comprendre chaque modèle, où il est capricieux, où il faut enlever un peu plus de bois. »

— Alain Gallant, directeur général de Canots Rhéaume

Cèdre et carbone

Canots Rhéaume porte le patronyme de son fondateur, l’ébéniste Alain Rhéaume, qui a fabriqué sa première embarcation au milieu des années 80. « Un client aux États-Unis voulait que je fasse des canots de cèdre pour lui et j’ai embarqué dans le périple, dit-il. Je ne connaissais rien, je faisais du meuble. »

Il a appris. Et il a gardé la main.

Il est là, dans l’atelier, en train d’installer un plat-bord en frêne et en cèdre espagnol sur un canot en fibres de carbone – mariage étonnant entre la tradition et la haute technologie. « On donne une âme à nos composites ! », s’exclame-t-il joyeusement.

Car Canots Rhéaume occupe les deux extrémités du spectre technologique.

Depuis six ans, l’entreprise fabrique également des canots en matériaux composites moulés par infusion.

« C’est comme Bell Helicopter et Bombardier, souligne Alain Gallant On a transféré la technologie de l’aéronautique dans le canot. »

Dans la partie de l’usine réservée aux matériaux modernes, un ouvrier travaille sur les plats-bords en composite d’un canot en fibre de carbone. Pas de photo, demande Alain Gallant : ses concurrents pourraient en déduire un secret de fabrication.

Un canot de 14 pi en composite pèse 17 kg, la moitié de l’équivalent en bois. « Tu peux soulever la coque d’un doigt », lance l’ouvrier. Vérification faite, c’est vrai.

Jusqu’en septembre dernier, Rhéaume concentrait sa fabrication dans son atelier de Grandes-Piles. Après qu’un incendie eut ravagé une partie des bâtiments, la production a été déplacée dans un édifice industriel aux limites de Saint-Tite. L’ébénisterie et la salle de peinture sont demeurées dans l’ancien atelier, en attente de déménagement.

Les nouvelles installations permettront à l’entreprise d’accroître sa production.

« On veut aller à 200 canots de cèdre par année, ce qui serait une bonne vitesse de croisière », dit Alain Rhéaume.

Irréductible

Canots Rhéaume est un des derniers irréductibles. Les fabricants de canots traditionnels ont pour la plupart disparu, hormis une poignée d’artisans. Des noms célèbres comme Cadorette n’évoquent plus que des souvenirs.

Plusieurs fabricants s’étaient convertis à la fibre de verre laminée à la main, mais cette technologie facile à maîtriser a été détrônée à la fin des années 90 par le plastique thermoformé, qui exige d’importants investissements. Ce procédé de fabrication a aussi popularisé le kayak, qui a pris une importante part du marché des embarcations non motorisées depuis le début des années 2000.

Depuis un demi-siècle, les canots de cèdre ont été successivement délogés des plans d’eau par l’aluminium, la fibre de verre, le plastique thermoformé, les matériaux composites laminés ou infusés. Ceux-ci étaient plus légers, ou plus résistants, ou moins coûteux à mettre en forme, ou plus faciles à entretenir…

Mais aucun n’a jamais eu l’attrait de cet assemblage de minces lames de bois pliées à la main. Aucun ne semble mieux se fondre dans la nature, fendre l’eau plus intimement.

C’est d’abord ce charme et ce lien avec la tradition qui leur valent toujours des adeptes. Mais les artisans vous vanteront encore leur parfaite ligne hydrodynamique, leur flottaison idéale, la souplesse de leur structure.

Les Québécois sur l’eau L’activité la plus pratiquée par les adeptes*

57 % : Canot d’eau calme 

15 % : Kayak de mer

12 % : Canot d’eau vive

6 % : Planche à pagaie

6 % : Kayak d’eau vive

4 % : Rafting

* Enquête auprès de 265 Québécois adultes ayant pratiqué le canot ou le kayak au moins une fois au cours des trois dernières années.

Tiré de l’Étude des clientèles, des lieux de pratique et des retombées économiques et sociales des activités physiques de plein air, rapport préparé par la Chaire de tourisme Transat – ESG UQAM, octobre 2017.

L’art et la manière

Les canots de cèdre sont fabriqués à la main. Vraiment à la main. Et il faut le tour de main.

Portraits

Lorraine Constantineau, Ébéniste et « fermeuse »

Sa tâche consiste à « fermer » le canot, c’est-à-dire à « lui donner ses dimensions finales et le faire tenir tout ensemble », résume-t-elle. Avec des cordes mises en tension, elle rapproche les parois du canot jusqu’à la largeur désirée, puis fixe les traverses qui lui conserveront sa forme. « J’installe le derrière, je ferme la pointe en avant », décrit la jeune femme. Elle a étudié en techniques d’ébénisterie artisanale à Montréal.

C’est elle qui taille et sculpte les jougs des petits canots sportifs que l’entreprise fabrique également, à raison de deux ou trois unités par année. Elle travaille chez Canots Nor-West depuis cinq ans. « Le bois ! s’exclame-t-elle. Apprendre quelque chose que je ne pourrais pas apprendre ailleurs ! »

François Bélisle, Plieur bordeur

L’homme a 33 ans d’expérience. Il place rapidement un bordage sur les varangues, pour qu’il épouse les courbes complexes de la coque, pendant que la mince lame de cèdre est encore assouplie par la vapeur. « On a à peu près cinq minutes pour que ça garde la forme », explique-t-il. Il enfonce ensuite les clous avec une régularité de percussionniste symphonique : cinq coups de marteau, un temps pour saisir un autre clou, cinq coups de marteau…« Le travail du bois, d’un canot à l’autre, d’une pièce de bois à l’autre, c’est jamais exactement pareil, dit-il. Le bois peut être plus flexible, moins flexible. Il faut connaître nos morceaux pour se faciliter la tâche. »

Les canots de la démesure

Dans la cour de Canots Nor-West, à Prévost, dans les Basses-Laurentides, les canots en cèdre entoilés sont énormes, comme si on en avait triplé les proportions.

Ceux qui sont renversés sur des tréteaux montrent leur dos, comme des baleines entre deux eaux.

Le modèle de 26 pi fait 7,9 m de longueur, et qui sait jusqu’où il s’étirerait si ce n’était de sa poupe carrée, tronquée pour accrocher un moteur hors-bord.

Le monstre est large de 84 po (2,1 m), profond de 36 po (0,91 m), et peut porter une charge de trois tonnes.

C’est tout à fait logique.

À leur sortie de la petite usine, les canots Nor-West sont transportés au port de Montréal, d’où ils prennent la mer – par cargo – pour faire le tour du Québec jusqu’à la baie d’Hudson.

Ils sont destinés aux Inuits du Nunavik et du Nunavut, qui les utilisent pour se déplacer avec armes, bagages et famille. « Ils vont sur la mer, décrit Dominique Gariépy, copropriétaire de l’entreprise. Ils sortent sur les grandes baies. Sur le bord des berges, ils sont tous alignés. »

Les fréteurs

Sur son site, Canots Nor-West se présente comme « le plus grand constructeur de canots en cèdre du Canada, offrant plus de 20 modèles ».

Son marché est à l’opposé de celui de Canots Rhéaume, l’autre prétendant au titre (voir onglet 2).

Canots Nor-West se spécialise dans les grands canots de cèdre à poupe carrée de 14 à 26 pi de longueur.

Ce sont des « fréteurs », disent-ils, destinés au transport de marchandises.

En ce début de juin, la petite usine fonctionne à plein régime – c’est-à-dire patiemment. On ne peut pas brusquer la fabrication d’un canot de cèdre. Il faut environ trois semaines pour produire un modèle de 24 pi.

La difficulté, « c’est de maîtriser les outils comme il faut, explique Dominique Gariépy. Ce sont des outils avec lesquels les gens ne sont pas habitués de travailler, comme une varlope. Tout est cloué à la main, on n’a pas de pistolet. »

L’entreprise, qui compte une douzaine d’employés, est dirigée depuis 2012 par ses deux propriétaires, les cousins Dominique et Carle Gariépy. Elle avait été fondée par leur grand-père Augustin en 1945. Le grand canot de 26 pieds est le dernier modèle conçu par le fondateur, peu avant son décès, en 1994. L’année suivante, son petit-fils Dominique a commencé à son tour l’apprentissage de cette technique que nulle école n’enseigne. « J’ai fait le tour », dit-il.

Nostalgie

Dans l’usine encombrée, les moules sont à la mesure des canots.

Les épais bordages sont collés et fixés aux varangues avec des clous vrillés en cuivre.

La toile de coton est collée sur la coque, puis enduite d’époxy. Ici, pas de matériaux composites.

« On aime le bois, on aime la tradition. On les fait encore en canevas. On est traditionnel. Nostalgique. »

— Dominique Gariépy

Seul le modèle de 26 pieds est recouvert d’un tissage de fibre de verre. « Il n’y a pas de canevas assez grand », explique-t-il.

Marketing traditionnel

Leurs clients semblent aimer la tradition, eux aussi. « Ils sont fidèles à nous depuis le début des années 70 », assure Dominique Gariépy.

Le marketing est minimal, la publicité, pratiquement inexistante. « On est dans les catalogues des coopératives, et c’est tout. »

Il n’a pas d’inquiétude, pourtant. Les ventes se maintiennent entre 100 et 150 unités par année.

Pourquoi les gens du Nord achètent-ils des canots de cèdre plutôt que des embarcations en matériaux plus modernes ?

« C’est eux qui les essaient, répond-il. Souvent, ils achètent d’autres choses, mais ils reviennent aux canots de cèdre. C’est un canot qui flotte beaucoup, qui coupe bien l’eau, qui est léger. »

Un chat prend ses aises dans l’atelier. Le minou s’appelle Mimi. « Pareil comme les trois derniers, rigole Dominique Gariépy. On n’aime pas ça, le changement. »

Les artisans

Trois parcours de canot. Trois trajets de vie.

Canots Lost River

Qu’est-ce qui a amené Luc Melançon à faire des canots ?

« Ah mon Dieu ! La vie ! »

C’est le parcours de la plupart des artisans qui sont venus au canot de cèdre.

« Ça me tentait d’apprendre le canot d’écorce, sauf que j’n’ai trouvé personne qui pouvait me l’enseigner, raconte le designer de formation. Alors je me suis tourné vers les canots de cèdre, c’est tout aussi intéressant. »

L’homme de 68 ans s’y consacre seul et à temps plein. « Ça fait partie du gagne-pain. J’ai ma pension fédérale, j’ai mes REER. »

Il fabrique un ou deux canots par année et en restaure de 10 à 15 autres.

Son unique modèle, un canot de 15 pi, coûte 3900 $.

« La majeure partie de mes clients sont anglophones. »

Sa stratégie de marketing se résume à publier des annonces dans le journal régional anglophone Main Street, distribué dans les Laurentides.

« Mon maître est décédé », indique-t-il, comme s’il s’agissait d’un ashram. Il a appris son art auprès de Bill Wilson, fondateur de Paugan Falls Canoe Works, un petit atelier disparu avec lui.

Il faut deux mois à Luc Melançon pour terminer un canot, dont un mois de séchage.

« Je fabrique encore mes canots selon la méthode traditionnelle, avec les enduits d’époque, qui prennent un temps fou à sécher. »

Une décoction de sorcière… « L’enduit est un mélange d’émail à plancher, avec de l’huile de lin, de la silice… Ça donne un très bon résultat, comme si c’était fabriqué au XIXe siècle. »

Headwater Canoes

Avec une production annuelle d’une quinzaine de canots de cèdre, et la réparation d’une quinzaine d’autres, le copropriétaire de Headwater Canoes, Jamie Bartle, estime que son entreprise « est plus grande que la plupart ».

L’entreprise de Wakefield, dans l’Outaouais, compte trois employés : ses trois associés. C’est au milieu des années 80 que le fondateur Hugh Stewart a appris et entrepris la fabrication de canots en cèdre entoilés. Avec – ou en dépit de – sa formation en génie électronique, Jamie Bartle a rejoint l’entreprise en 2013. La troisième associée, Kate Prince, travaille avec Hugh Stewart depuis sept ans.

« C’est notre seul travail, c’est du temps plein, assure Jamie Bartle. Nous prenons l’été en congé. Nous guidons des expéditions de canot nous-mêmes. »

Ils reprennent la production en septembre. Leurs canots, vendus dans leur petit atelier de Wakefield et sur l’internet, se retrouvent aussi bien en Colombie-Britannique qu’en Nouvelle-Écosse.

Headwater Canoes propose une dizaine de modèles, dont les prix s’étalent de 2300 $ à 4800 $.

En supposant une moyenne de 4000 $ par canot neuf et 2000 $ par réparation, son chiffre d’affaires avoisine sans doute 90 000 $. C’est maigre pour trois personnes.

« Je ne comprends pas de quoi vous parlez, rétorque Jamie Bartle. Nous ne sommes pas ici pour faire de l’argent, nous sommes ici pour faire des canots. »

Christian Picard Canots

Christian Picard est le dépositaire d’une très longue tradition.

« Ça fait 48 ans que je travaille dans les canots. Mais avant, le commerce était à mon oncle. »

Et auparavant, il appartenait à son grand-père. « Avant ça, c’était mon arrière-grand-père. »

Il a eu des employés, mais il travaille maintenant seul, dans un atelier installé derrière sa maison de Wendake. « C’est mieux, dit-il. Reprendre le travail des employés, c’n’est pas mieux. »

Combien produit-il de canots ?

« Chaque année, c’est différent. »

Peu loquace, il ne veut pas en dire plus.

Tout au plus admettra-t-il que la production se maintient, sans soutien publicitaire. « Les gens nous appellent parce qu’on est connus depuis tellement longtemps. »

« Je ne fais pas du canot standard comme tous les autres », indique-t-il.

Christian Picard travaille d’une autre manière. « La vieille façon. Qui est la meilleure encore. »

Il adapte les dimensions aux besoins du client, aussi bien la longueur, la largeur que la hauteur, « contrairement aux autres qui ont des moules fixes et qui sont limités ».

Si on se réfère aux autres fabricants, il lui faut sans doute environ un mois pour fabriquer un canot ?

— Ah non, moins que ça.

Il termine un canot entoilé en une quarantaine d’heures.

— Vous êtes un rapide, vous !

— Justement. Les employés ne travaillent pas assez vite pour travailler avec moi.

Comment fait-il ?

— Je ne le montre à personne. Il y a des secrets de famille, là-dedans.

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