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Les Druzes syriens ont été frappés par l’horreur lorsque le groupe État islamique a lancé un assaut qui a fait près de 250 victimes, la semaine dernière. Depuis, cette communauté vit dans la peur. Témoignage et décryptage.

Syrie

Le massacre de Soueida

Ghada Alatrash s’apprêtait à souper sur ce qu’elle décrit comme « une belle pelouse canadienne », mercredi dernier à Calgary, quand les premières nouvelles des massacres dans sa région natale de Soueida ont commencé à filtrer dans les réseaux sociaux.

Ce jour-là, à l’aube, quatre terroristes kamikazes se sont fait exploser à Soueida même, une ville de 70 000 habitants dans le sud de la Syrie. Simultanément, des camions transportant plusieurs dizaines d’hommes armés ont pénétré dans les villages de Duma, Tayma, Tarba, Alkseb, Gheebit Hamaayil, Alshreehi, Rami, Alshbiki.

Ce chapelet de noms évoque désormais des scènes d’horreur.

Ghada Alatrash a reconstitué le fil des évènements à partir des témoignages qu’elle a recueillis auprès de ses proches à Soueida. Les assassins du groupe État islamique débarquaient par groupes de 50, ils frappaient aux portes des maisons, attendaient qu’on leur ouvre la porte pour égorger ou abattre leurs habitants.

« Dans plusieurs maisons, ils ont laissé un survivant, souvent un enfant, comme s’ils voulaient qu’il se souvienne de cette tragédie », raconte l’écrivaine et doctorante en éducation à l’Université de Calgary.

Bilan de cette journée sanglante : près de 250 morts. En plus de quelques dizaines de femmes qui ont été kidnappées par les terroristes et dont le sort reste inconnu.

La région de Soueida était restée relativement à l’abri de la guerre civile qui embrase la Syrie depuis plus de sept ans. Frontalière de la Jordanie, cette province abrite une forte population druze, qui pratique une forme ésotérique de l’islam. Aux yeux des djihadistes de l’EI, ce sont ni plus ni moins que des hérétiques.

Présents au Liban, en Israël et dans le Golan sous occupation israélienne, les Druzes représentent 3 % de la population syrienne. Depuis 2011, ils ont tenté de rester neutres dans le conflit syrien, mais la guerre vient de les rattraper dans toute sa cruauté.

Pas de protection

Il faut savoir que la région de Soueida est restée sous le contrôle du régime de Damas depuis le début de la guerre. Elle est voisine de la province rebelle de Deraa, foyer de la rébellion anti-Bachar al-Assad, qui a été ciblée ces derniers mois par une offensive menée par l’armée syrienne et ses alliés.

Est-ce parce qu’ils étaient occupés ailleurs que les soldats de Damas n’ont pas empêché les tueurs de l’EI de mener leur sanglante opération, le 26 juillet dernier ? Toujours est-il que leurs camions n’ont pas rencontré de résistance aux habituels points de contrôle militaires. Ils sont entrés dans les huit villages comme dans du beurre.

« L’armée est arrivée le lendemain du massacre. Pendant le jour et la nuit de l’attaque, il n’y avait personne pour nous protéger. »

— Ghada Alatrash, écrivaine et doctorante en éducation à l’Université de Calgary

Le massacre a pris Soueida par surprise : « Personne ne s’y attendait. »

Depuis le début de la guerre civile, les habitants ont bien sûr vécu leur part de frayeur. Leurs proches qui se rendaient étudier ou travailler à Damas n’avaient d’autre choix que de traverser des zones risquées. Soueida a aussi accueilli de nombreux Syriens déplacés par la guerre. Ceux de Deraa, notamment. La guerre était présente dans les cœurs et les esprits. Mais dans cette Syrie dévastée, Soueida restait une relative bulle de sécurité.

Une communauté contaminée

Âgée de 44 ans, Ghada Alatrash a immigré au Canada il y a 12 ans. Une bonne partie de sa famille et nombre de ses amis vivent toujours à Soueida.

Dans les heures suivant le massacre, elle a fait ce que font les exilés de pays en guerre en apprenant que leur ville a été frappée par l’horreur. Elle a épluché les listes des victimes, en espérant ne pas y trouver de noms connus.

Elle a été soulagée de voir que sa famille avait été épargnée. Mais elle a vu avec effroi des noms d’amis de ses amis…

Dans les heures qui ont suivi le massacre, la violence a contaminé cette communauté à la tradition hospitalière, qui a elle-même ouvert les portes des maisons à ses assassins.

« Des membres de l’EI ont été attrapés en ville et j’ai vu des photos de trois d’entre eux pendus dans les rues », relate Ghada Alatrash.

« C’est déplorable, mais peut-on vraiment blâmer la communauté pour cette réaction ? »

D’autres membres des commandos de terroristes ont été pris en otages, dans l’espoir qu’ils pourraient être échangés contre les femmes kidnappées.

« L’histoire se poursuit », note l’auteure canado-syrienne.

Et surtout, depuis une semaine, les Druzes syriens vivent dans la peur.

Facilement identifiables par leurs noms de famille et leur dialecte, ils sont une cible facile pour ce groupe djihadiste radical qui a été affaibli au cours des derniers mois, mais qui reste présent en Syrie. Et qui a gardé sa capacité de faire mal (voir autre texte).

« Les membres de l’EI nous considèrent vraiment comme des hérétiques, c’est facile de les inciter à nous massacrer », constate Ghada Alatrash.

À partir de maintenant, craint-elle, aucun Druze syrien ne peut se sentir en sécurité.

Syrie

Le réveil de l’EI

Il y a neuf mois, les Forces démocratiques syriennes aidées par la coalition internationale parvenaient à chasser le groupe État islamique de Raqqa, la « capitale » de son califat autoproclamé dans le nord-ouest de la Syrie. Depuis, le territoire syrien contrôlé par l’EI a rétréci comme une peau de chagrin, passant de près du tiers à 3 %. Mais comme le prouve le massacre de Soueida, ces djihadistes radicaux ont conservé leur capacité de nuire.

À la fin de 2017, le groupe EI avait été chassé de toutes les villes qu’il contrôlait dans l’est de la Syrie. Où en est-il aujourd’hui ?

De nombreuses sources estiment que l’EI contrôle aujourd’hui environ 6000 km2 en Syrie, soit 3 % de tout le territoire syrien, essentiellement dans le désert entre la ville de Palmyre et la vallée de l’Euphrate. Contrairement à ce qui se passe en Irak, où l’EI a perdu toute assise territoriale, le groupe « dispose en Syrie d’un sanctuaire vers lequel replier ses combattants défaits », signale Jean-Pierre Filiu, expert des mouvements djihadistes au Moyen-Orient.

De plus, souligne-t-il, le leader du groupe, Abou Bakr al-Baghdadi, a échappé jusqu’à maintenant à toutes les tentatives d’assassinat et « continue d’animer un réseau international au dynamisme incontestable ». Réseau qui multiplie ses attentats autant en Syrie qu’ailleurs dans le monde, ayant revendiqué une fusillade à Liège, en Belgique (29 mai), à Grozny, en Tchétchénie (19 mai), à Surabaya, en Indonésie (13 et 14 mai) et en Libye, avec une série d’attaques échelonnées entre le 22 mai et le 2 juin. Sans oublier l’attaque contre des touristes occidentaux au Tadjikistan, dimanche dernier. À ce sujet, les États-Unis ont affirmé hier qu’ils « ne peuvent confirmer » la responsabilité de l’EI, bien que le groupe djihadiste ait revendiqué l’attaque.

Ce que ça prouve ? « Que l’on ne vainc pas un groupe terroriste par des moyens militaires », résume Marie-Joëlle Zahar, directrice du Réseau de recherche sur les opérations de paix du Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal.

Quels sont les signes d’un réveil de l’EI en Syrie ?

Une série d’attaques visant l’armée syrienne et ses alliés ont eu lieu depuis mars dernier, et leur fréquence a augmenté depuis la mi-mai. Depuis deux mois, l’EI a signé près d’une dizaine d’attaques d’envergure, visant surtout des cibles militaires ou pétrolières, en plus du massacre de Soueida qui ciblait les civils. L’attaque la plus importante, début juin, a ciblé la ville de Boukamal, dans l’est de la Syrie, frontalière de l’Irak. Les djihadistes avaient alors réussi à s’emparer de plusieurs quartiers de la ville, avant d’en être délogés, deux jours plus tard.

En gros, selon un analyste cité par l’AFP, Nawar Oliver, de l’Institut Omran en Turquie, le régime a réussi à vaincre l’EI dans les villes, mais pas dans le désert. La simultanéité de plusieurs attaques dénote aussi la présence d’une ligne de commandement efficace.

Quels sont les effectifs de l’EI ?

Le groupe djihadiste compterait encore 7000 combattants actifs, selon un ancien général de l’armée libanaise, Amine Hoteit, cité par Radio France internationale (RFI). Selon lui, l’organisation serait passée d’une stratégie de contrôle territorial à une stratégie « de harcèlement des forces ennemies », depuis des poches de repli dans le désert équipées pour accueillir des dizaines de combattants.

De plus, l’EI parvient à reconstituer sa force de frappe grâce à des échanges de prisonniers, y compris avec les Kurdes, écrit Jean-Pierre Filiu dans un récent article.

Pourquoi l’EI a-t-il ciblé Soueida ?

Selon Jean-Pierre Filiu, les Forces révolutionnaires syriennes ont longtemps contenu l’EI dans la région de Yarmouk, l’ancien camp palestinien longtemps assiégé par Damas, où les djihadistes ont fini par s’implanter. « Leur élimination par Assad a permis à Daech [acronyme arabe de l’EI] de se projeter hors de son bastion et jusqu’à Soueida », écrit-il par courriel à La Presse.

En d’autres mots : ici comme ailleurs, en ciblant d’abord et avant tout l’opposition armée, le régime a permis la « résilience » de l’EI. D’autres facteurs ont contribué à ce regain de vie, souligne Jean-Pierre Filiu, qui cite les contradictions entre les différents membres de la coalition anti-EI, et le blocage politique qui ferme la porte à une voix sunnite alternative à l’EI.

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