Crise au Vénézuela

Le grand exode

Plus d’un million et demi de Vénézuéliens ont fui leur pays depuis trois ans. Un mouvement migratoire au moins aussi intense que celui qu’a connu l’Europe en 2015. Et qui provoque, lui aussi, des turbulences sur son passage. Coup d’œil sur la plus grande vague de migration humaine que l’Amérique latine ait jamais connue.

Un dossier d’Agnès Gruda

Alors ils marchent

Depuis l’arrivée au pouvoir en 2013 de Nicolás Maduro, successeur de Hugo Chávez, les Vénézueliens ont entamé un mouvement d’exode qui n’a cessé de prendre de l’ampleur. 

Parmi les Vénézuéliens ayant marché jusqu’à la ville frontalière brésilienne Pacaraima, au cours de l’été dernier, il y avait cette femme dans la quarantaine, atteinte d’un cancer de stade 4.

Elle s’appelait Sandra. Son mari l’avait accompagnée jusqu’à la frontière. Ils avaient parcouru des dizaines de kilomètres dans l’espoir qu’elle puisse recevoir des soins palliatifs avant de mourir – un luxe devenu inaccessible au pays de Nicolás Maduro.

Azafeh Tamjeedi, agente de protection du Haut Commissariat de l’ONU (HCR) pour les réfugiés, a passé deux mois dans la région de Pacaraima, l’été dernier. Elle a gardé un souvenir vif de cette Vénézuélienne, morte récemment, et qui n’avait pu faire autrement que de s’exiler pour avoir droit à une mort plus douce.

Sandra n’était pas la seule migrante souffrant de maladie grave à fuir un pays dont les services médicaux sont en lambeaux. Parmi ses compatriotes entrés au Brésil l’été dernier, Azafeh Tamjeedi a croisé de nombreuses femmes enceintes n’ayant reçu aucun soin obstétrique, dont une adolescente de 15 ans prête à tout pour ne pas accoucher au Venezuela.

L’agente du HCR a été frappée de voir le nombre d’enfants parmi les migrants. Elle se souvient d’un autiste, d’un paraplégique… Les personnes handicapées sont particulièrement vulnérables : le Venezuela n’a plus rien à leur offrir.

« Les gens quittent le Venezuela parce qu’il n’y a plus de médecins, plus de médicaments, plus de vaccins. Ils partent parce qu’ils ont faim et qu’ils ont peur d’en mourir. »

Azafeh Tamjeedi, agente de protection du Haut Commissariat de l’ONU pour les réfugiés

Sa collègue Nadia Williamson, qui a passé deux mois dans le nord de la Colombie, pays qui a accueilli plus de 600 000 exilés vénézuéliens au cours des derniers mois, a vu elle aussi arriver un flot de malades. Des porteurs du VIH n’ayant pas pris leurs médicaments antirétroviraux depuis des mois. Des personnes souffrant de tuberculose, de pneumonie, de cancer.

Certains étaient tellement mal en point qu’ils sont morts dans les jours suivant leur arrivée, témoigne-t-elle.

« Au Venezuela, il n’y a pas d’emplois, pas de sécurité, pas de soins médicaux, pas de nourriture », résume Ligia Bolívar, sociologue et militante des droits vénézuélienne.

« Tout le monde s’en va, la moitié des chercheurs de mon département sont partis, les rues sont vides, les étudiants s’en vont, c’est une question de vie ou de mort. »

— Ligia Bolívar, sociologue vénézuélienne

Ligia Bolívar a pris conscience de l’ampleur de l’exode le jour où elle devait inscrire le nom d’un proche à contacter, sur une police d’assurance voyage.

« Je ne savais pas quel nom écrire, tout le monde était parti. »

Le naufrage

L’exode vénézuélien a commencé dans les années ayant suivi l’arrivée au pouvoir de Nicolás Maduro, successeur du controversé et charismatique Hugo Chávez, mort en 2013.

Dès 2014, le pays est plombé par une grave crise économique, alimentée par l’effondrement de l’industrie pétrolière, unique ressource du Venezuela.

En quatre ans, son PIB baisse de 40 %. Les prix s’emballent. Depuis le début de 2018, l’inflation a déjà atteint un taux surréaliste de 200 000 %. Et elle pourrait frôler 1 000 000 % d’ici la fin de l’année !

Près de 90 % des Vénézuéliens vivent dans la pauvreté et un tiers sont incapables de manger trois repas par jour, souligne l’International Crisis Group dans un rapport publié cette semaine.

« Des milliers de personnes sont réduites à fouiller dans les poubelles pour trouver de la nourriture », poursuit le rapport.

Les rayons des magasins sont vides. Seuls ceux qui disposent d’une « carte patriotique » ont accès à des voies d’approvisionnement privilégiées, qui leur donnent accès à de l’essence subventionnée ou à un kilo de riz hebdomadaire.

Mais pour obtenir cette carte, il faut montrer patte blanche au régime Maduro. Ce qui n’est pas à la portée de tous. Car le Venezuela, c’est aussi une dictature qui n’a cessé de se resserrer depuis la mort de Chávez.

« Nicolás Maduro est un dictateur incompétent, sans contre-pouvoirs », affirme Graciela Ducatenzeiler, spécialiste de l’Amérique latine au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CERIUM).

Le Venezuela n’est plus un pays, tranche Ligia Bolívar. « C’est un territoire dirigé par une mafia. »

Partir ou mourir

Devant ce naufrage, les premiers à partir sont les Vénézuéliens les plus instruits, les classes moyennes. Ils se dirigent d’abord vers le nord, les États-Unis, le Canada.

Le mouvement s’accélère en 2015. Et s’étend aux classes défavorisées. Les gens partent à pied ou dans des autobus de fortune, vers la frontière la plus proche. Direction : plein sud. Vers le Brésil, la Colombie, la Bolivie, le Pérou, l’Équateur…

À la différence des réfugiés syriens qui fuyaient la guerre en emportant toutes leurs économies, les migrants vénézuéliens de la dernière vague fuient le ventre et les poches vides.

« Ce sont des gens qui n’ont jamais rien eu et qui, aujourd’hui, ont moins que rien », dit Graciela Ducatenzeiler.

« Ils sont dans un état physique déplorable. Ils sont mal nourris, ils n’ont pas eu accès aux soins de santé depuis des années, ils ne peuvent plus subvenir à leurs besoins de base. »

— Graciela Ducatenzeiler, chercheuse au CERIUM

C’est aussi le constat que fait Azafeh Tamjeedi qui a interrogé de nombreux migrants sur les raisons qui les avaient poussés à quitter leurs villes et leurs villages.

« Les gens me disent : c’était ça ou on allait mourir de faim. »

Le pont Simón-Bolívar

L’endroit qui illustre le plus ce phénomène migratoire, c’est le pont Simón-Bolívar qui sépare le Venezuela de la ville colombienne de Cúcuta.

Des dizaines de milliers de personnes le traversent quotidiennement. La plupart viennent en Colombie pour acheter des biens introuvables au Venezuela. Pour gagner quelques sous. Ou pour faire vacciner leurs enfants – car l’absence de vaccins au Venezuela a déjà fait réapparaître des maladies que l’on croyait éradiquées, comme la diphtérie, la tuberculose et la rougeole.

Le soir, ou au bout de quelques jours, ces visiteurs temporaires retournent chez eux.

Parmi ceux qui restent, les plus vulnérables aboutissent dans un hôpital public colombien, d’autres cherchent un boulot dans des champs ou des plantations de coca, à un salaire moindre que celui offert aux Colombiens.

Il y a aussi le risque de se faire enrôler dans un gang armé ou encore, pour les femmes, celui d’atterrir dans un réseau de prostitution.

Des milliers de Vénézuéliens choisissent plutôt de mettre le cap vers le sud. Ils grossissent les rangs des Caminantes – les « marcheurs ». Plus de 1400 km séparent Cúcuta, en Colombie, de la frontière avec l’Équateur. Pour prendre un bus, les marcheurs auraient besoin de papiers d’identité, explique Nicholas Gildersleeve, chef de mission de Médecins sans frontières en Colombie.

Mais dans l’état de déliquescence dans lequel se trouve le Venezuela, aujourd’hui, « les Vénézuéliens n’arrivent même pas à obtenir leur certificat de naissance », note Nicholas Gildersleeve.

Alors ils marchent.

Le déni de Maduro

Le seul à ne pas voir l’exode qui afflige le Venezuela est… le président Nicolás Maduro. Il assure que seules 600 000 personnes ont quitté son pays et qu’un grand nombre d’entre-elles ne rêvent que de rentrer au bercail. Nicolás Maduro est allé jusqu’à noliser un avion à Buenos Aires pour permettre aux Vénézuéliens récemment établis en Argentine de revenir chez eux. Il n’a réussi à rassembler que 83 passagers… Le déni de Maduro a des retombées concrètes. Il prive les 31 millions de Vénézuéliens de toute aide internationale : puisque tout va bien, pourquoi faire appel aux grandes agences humanitaires ? L’absence d’aide accélère la vague des départs, qui pèse lourd sur les autres pays d’Amérique latine. Ce qui a amené le secrétaire général de l’Organisation des États américains, Luis Almagro, à envisager à voix haute la possibilité d’une « intervention militaire » contre le régime de Caracas. Une hypothèse qui n’a toutefois suscité aucun enthousiasme. En parallèle, toutefois, le Canada et cinq autres pays demandent une enquête de la Cour pénale internationale sur de possibles crimes contre l’humanité commis par le gouvernement du Venezuela. La France a annoncé hier qu'elle ajoutait sa voix à cette initiative.

— Agnès Gruda, La Presse, avec Agence France-Presse

Des leçons pour l’Europe ?

Plus de 2 millions de Vénézuéliens ont quitté leur pays depuis 2013, dont 600 000 qui ont gagné la Colombie au cours de la dernière année seulement. Le phénomène est semblable à ce qu’a connu l’Europe en 2015. À une différence près : les voisins du Venezuela ne refoulent pas les exilés. Contrairement à ce qui s’est passé en Europe en 2015, ni murs ni clôtures ne se sont dressés pour endiguer le flot. Comment expliquer cette différence ? Voici quelques défis auxquels font face les pays d’accueil.

Renoncer au passeport

Une poignée de pays ont bien tenté d’exiger un passeport de la part des voyageurs vénézuéliens – exigence qui a été abandonnée lors d’une rencontre qui a réuni 11 pays latino-américains à Quito, début septembre. Ils prennent en considération le fait que les Vénézuéliens qui fuient un pays en déroute sont incapables d’obtenir leur passeport. Parce qu’ils n’en ont pas les moyens. Et parce qu’ils font face à une machine bureaucratique non fonctionnelle. Cette entente n’est pas encore également appliquée partout, mais ça reste la position commune des principaux acteurs dans cette crise.

Absorber la pression sur les services publics

L’arrivée massive de migrants vénézuéliens n’est pas facile à absorber pour les pays voisins. En Colombie, les Vénézuéliens les plus vulnérables surchargent les hôpitaux publics dans les villes frontalières. Ils y sont admis en priorité, avant les patients colombiens. Forcément, il y a du ressentiment dans la population locale.

« Il y a une pression sur les soins médicaux dans cette région qui est la plus pauvre de la Colombie, et ça crée des réactions de xénophobie », constate Nadia Williamson, agente de protection du Haut Commissariat pour les réfugiés (HCR).

« Le million de Vénézuéliens installés légalement ou illégalement en Colombie représentent un défi gigantesque en matière de santé, d’éducation, de santé, de sécurité », a déclaré l’ancien ministre colombien des Relations extérieures Julio Londono en entrevue avec Le Monde.

« Les populations frontalières se rebellent contre les migrants qui font concurrence aux travailleurs nationaux, qui acceptent des salaires moins élevés et poussent le chômage à la hausse », dit Graciela Ducatenzeiler, spécialiste de l’Amérique latine à l’Université de Montréal.

L’absence de vaccins au Venezuela contribue au ressac anti-migrants dans les pays d’accueil qui craignent de voir réapparaître des maladies que l’on croyait disparues, comme la rougeole et la tuberculose.

Travailler à une « solution commune »

Les villes frontalières vivent sous pression et il arrive que la marmite explose. Fin août, des Brésiliens ont attaqué des campements de migrants à Pacaraima, dans le nord du pays, ce qui a forcé un millier de Vénézuéliens à retraverser la frontière en sens inverse. En Équateur, on a vu des manifestations pro et anti-migrants.

Au début de la crise migratoire, « les opinions publiques étaient très ouvertes et accueillantes, le phénomène n’a pas été politisé, puis il y a eu des réactions de xénophobie dans la population, et les politiciens ont suivi », analyse la politologue péruvienne Feline Freier, en entrevue avec La Presse.

Elle n’en constate pas moins que globalement, et contrairement à l’Europe, « les acteurs régionaux cherchent une solution commune ».

« Il y a une nécessité de coopérer, aucun pays ne peut faire face à la situation tout seul », souligne Feline Freier.

En Europe, au contraire, l’Allemagne n’a jamais réussi à convaincre les autres pays de l’Union européenne de répartir le million de demandeurs d’asile arrivés sur son territoire à l’automne 2015.

Ne pas oublier le passé

Comment expliquer cette différence d’approche entre l’Europe et l’Amérique latine ?

En Amérique latine, « tous les pays ont une mémoire d’émigration », souligne Feline Freier. Tout le monde à commencer par… les Colombiens eux-mêmes, qui ont massivement fui leur pays déchiré par un long conflit armé et qui ont été accueillis à bras ouverts par le Venezuela.

Aujourd’hui, près de 30 % des exilés vénézuéliens sont, en fait, d’anciens réfugiés colombiens qui rentrent chez eux. Depuis l’accord de paix de 2016, la Colombie va mieux, tandis que le Venezuela s’enfonce. « Beaucoup de Colombiens pensent que c’est à leur tour d’accueillir les Vénézuéliens », dit Nadia Williamson, du HCR.

« Le Venezuela était traditionnellement accueillant pour les réfugiés, particulièrement les Colombiens, aujourd’hui c’est le retour d’ascenseur », renchérit la politologue de l’Université de Montréal Graciela Ducatenzeiler.

Elle ajoute que les politiques migratoires ont été traditionnellement généreuses en Amérique latine, où les délimitations nationales sont relativement neuves, et où certains peuples autochtones vivent à cheval sur des frontières poreuses.

La stratégie de la porte ouverte peut aussi avoir une connotation politique, signale Feline Freier. « Certains gouvernements de droite sont bien contents de montrer que le gouvernement de Nicolás Maduro est en faillite. »

Mieux répartir la charge

Il reste à savoir si cette attitude accueillante se maintiendra si la crise se prolonge. Déjà, la Colombie a réclamé la création d’un fonds d’urgence pour l’aider à intégrer les exilés vénézuéliens. Le secrétaire général de l’Organisation des États américains (OEA), Luis Almagro, appelle à « mieux répartir la charge ».

Et rien ne dit que la crise migratoire tire à sa fin, bien au contraire. Selon le Migration Policy Institute, établi à Washington, la saignée démographique vénézuélienne ne fait que commencer.

« Nous avons des raisons de croire que les Vénézuéliens qui sont partis ne rentreront pas chez eux dans l’immédiat et nous devons nous préparer à ce que beaucoup d’autres les suivent », a estimé le président de cet institut, Andrew Selee, lors d’une récente rencontre de l’OEA.

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