INTERVIEW AVEC L’UN DES FILS KADHAFI

Des militaires libyens contestent le récit de Bugingo

Les geôliers d’un des fils du défunt dictateur Mouammar Kadhafi estiment que le journaliste québécois François Bugingo a menti en écrivant l’avoir interviewé dans sa prison en Libye.

Dans une chronique publiée dans Le Journal de Montréal, le 17 février dernier, François Bugingo a écrit : « Rencontré il y a quelques mois à la prison de Zintan (nord-ouest de la Libye) où il est incarcéré, Saïf al-Islam, le second fils de Kadhafi, m’avait lancé presque sans arrogance : “Vous verrez, ils auront tous fait bientôt de regretter mon père. Vous regretterez Kadhafi…” »

François Bugingo a précisé par la suite avoir fait cette interview non pas quelques mois plus tôt, mais en juillet 2012.

« Aucun journaliste occidental n’a rencontré officiellement Saïf al-Islam à Zintan en 2012 », nous a déclaré l’un des leaders militaires de Zintan, après avoir consulté plusieurs autres responsables militaires de la ville.

« À moins que ce monsieur ait des liens très forts avec l’un des gardes pour avoir eu accès secrètement au prisonnier, ce que je ne crois pas, il ment à propos d’une interview réalisée en juillet 2012. »

— Jilani al-Dahesh, leader militaire de Zintan, en Libye.

Depuis sa capture en 2011, Saïf al-Islam est détenu dans un lieu secret de Zintan. Contrairement à ce qu’a écrit François Bugingo, il n’est pas en prison ; par mesure de sécurité, ses geôliers le déplacent régulièrement d’une maison privée à l’autre. De plus, aucun média étranger n’a réussi à obtenir une interview avec lui. Seule la chaîne libyenne Alassema a diffusé un très court extrait télévisé de sa rencontre avec Saïf al-Islam, en novembre 2013.

En entrevue avec La Presse, le 15 mai dernier, François Bugingo a refusé de dévoiler comment il aurait pu rencontrer le fils Kadhafi. Il a dit avoir été introduit par une personne « qui avait une relation privilégiée avec le chef de la katiba (unité combattante) de Zintan, c’est quelqu’un qui est d’une grande importance là-bas ». Le journaliste a ajouté qu’il n’avait pas pensé avoir « matière à faire un gros reportage. Si j’avais su, j’aurais peut-être négocié d’amener un caméraman, j’aurais peut-être négocié d’avoir un scoop ».

Selon lui, l’interview a duré une vingtaine de minutes. « Ce n’était pas une entrevue entièrement libre parce que, un, il était en prison, deux, je ne parle pas une goutte d’arabe, donc je devais passer par le responsable de la traduction, qui me traduisait dans un anglais assez hachuré », a-t-il affirmé.

La Presse a rencontré Saïf al-Islam à deux reprises, avant la chute du régime de son père, d’abord à Tripoli, puis à Montréal. Nous n’avons pas eu besoin de traducteur ; l’anglais de Saïf al-Islam, ancien étudiant à la London School of Economics, était excellent.

L’ÉLÉMENT DÉCLENCHEUR

La direction du 98,5 FM, de même que celle du Groupe Média, dont font partie TVA Nouvelles et Le Journal de Montréal, ont suspendu leur collaboration avec François Bugingo, samedi, après la parution de notre enquête sur la fabrication de certains de ses reportages à l’étranger.

À la suite de notre enquête, plusieurs lecteurs nous ont demandé ce qui l’avait déclenchée. Depuis plusieurs mois, les écrits de François Bugingo suscitaient de sérieux doutes chez bon nombre de collègues journalistes. Mais c’est la publication de cette interview avec Saïf al-Islam qui a été le véritable élément déclencheur.

François Bugingo prétend être resté deux jours en Libye en juillet 2012. C’est lors de ce voyage qu’il aurait par ailleurs été témoin de l’exécution d’un tortionnaire de l’ancien régime à Misrata – une expérience qu’il a décrite comme « l’un des moments les plus douloureux » de sa carrière, dans son blogue au Journal de Montréal, mais qu’il nie lui-même, désormais, avoir vécue.

Au cours du même voyage éclair, le reporter serait aussi allé à Benghazi, selon ce qu’il a écrit sur son compte Twitter, le 17 juillet 2012 : « Voir Benghazi (Libye) sans se cacher, un rêve de gosse en réalisation. Magique. »

En entrevue, François Bugingo nous a dit être entré en Libye en passant par l’Égypte. Il se serait attardé dans la capitale, Tripoli, où son contact devait rencontrer « un paquet de gens ». Mais il ne pouvait rester plus de deux jours, puisqu’il avait un tournage en Israël pour la chaîne Évasion.

« On est arrivé à la frontière égyptienne, on est rentré par là, et on a pris la voiture jusqu’à Tripoli, et ensuite on est allé à Zintan. »

— François Bugingo, précisant avoir quitté le pays par l’Égypte

Nous avons fait le calcul : de la frontière égyptienne à Zintan, en passant par Benghazi, il y a 1790 kilomètres. En voiture, il faut compter 44 heures de route pour faire l’aller-retour (sans passer par Benghazi au retour), soit 3340 kilomètres. Autrement dit, le journaliste aurait passé la quasi-totalité de son voyage de deux jours sur la route.

Aussi, si François Bugingo a rencontré Saïf al-Islam en juillet 2012, pourquoi a-t-il attendu trois ans avant de le mentionner dans l’avant-dernier paragraphe d’une chronique ?

Il nous a répondu qu’il n’avait pas encore de tribune au Journal de Montréal, au 98,5 FM et à TVA.

François Bugingo était pourtant déjà une figure médiatique bien établie à l’époque. Une entrevue exclusive avec Saïf al-Islam n’aurait-elle pas trouvé preneur parmi les médias du Québec ou d’ailleurs ? « Ce n’était pas une entrevue, a-t-il rétorqué. C’était une conversation. »

Invité à donner à nouveau sa version des faits, hier, François Bugingo ne nous a pas rappelé. En fin de soirée, il a toutefois annoncé dans un communiqué qu’il se retirait momentanément de l’espace public.

Il a indiqué agir ainsi pour préserver la « sérénité » de sa famille et de ses proches, et pour lui permettre de répondre aux allégations « avec le même profession-nalisme » dont il dit avoir toujours fait preuve.

« Mon avocate et moi poursuivons notre pleine collaboration avec mes différents employeurs afin d’apporter [des] réponses aux questions soulevées par cet article », a affirmé M. Bugingo dans le communiqué.

— Avec la collaboration de Mathieu Galtier à Tripoli et La Presse Canadienne

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