en plein paradoxe

Les Québécois voient l’immigration d’un bon œil, tout en considérant qu’il y a trop d’immigrants. Alors que François Legault et Jean-François Lisée se disent inquiets de la maîtrise de la langue française par les immigrants, un nouveau sondage Ipsos-La Presse démontre que l’immigration suscite bien des questions chez les électeurs. C'est le moment idéal de mettre les pendules à l’heure.

le québec et l’immigration

Des points de vue inconciliables ?

Peut-on penser que l’immigration a un impact positif sur le Québec et simultanément considérer qu’il y a trop d’immigrants et que ces derniers sont mal intégrés  ? Ces points de vue à première vue contradictoires représentent l’état d’âme d’une bonne partie des Québécois à l’approche des élections, selon un nouveau sondage Ipsos–La Presse.

Selon l’enquête réalisée entre le 17 et le 21 août, 7 Québécois sur 10 estiment que les immigrants «  amènent une contribution positive au Québec  ».

La même proportion de personnes ayant participé au sondage, soit 71 %, croit que le Québec a besoin de l’immigration pour répondre à l’actuelle pénurie de main-d’œuvre, un enjeu qui est au cœur de l’actuelle campagne électorale provinciale.

L’attitude à l’égard des immigrants change cependant de direction quand il est question d’intégration : 54 % des 1501 adultes interrogés estiment que les «  immigrants sont mal intégrés  ».

Par ailleurs, un peu moins d’un Québécois sur deux, soit 45 %, est d’opinion qu’il y a «  trop d’immigrants au Québec  ». Autant la Coalition avenir Québec que le Parti québécois ont pris position sur cette question, cette semaine, en suggérant de réduire d’au moins 10 000 le nombre d’immigrants reçus chaque année. Le Québec en accueille présentement environ 50 000.

À l’image du discours politique

Comment expliquer ces opinions qui semblent parfois inconciliables  ? «  On a vraiment affaire à un paradoxe, dit Luc Turgeon, professeur de science politique à l’Université d’Ottawa. D’un côté, les gens voient d’un très bon œil l’apport économique de l’immigration au Québec, mais la perception de l’impact des nouveaux arrivants sur la culture, elle, est beaucoup plus ambiguë », dit-il.

« Quand on demande aux gens s’il y a trop d’immigrants ou s’ils sont bien intégrés, c’est la question de l’identité et non pas de l’économie qui entre en ligne de compte. »

— Luc Turgeon

Selon lui, les contradictions dans l’opinion reflètent fidèlement celles qui sont présentes dans le discours politique des élites depuis plus d’une décennie. 

D’un côté, la grande majorité des politiciens tient un discours quasi consensuel sur les bienfaits importants de l’immigration et présente l’immigration comme la principale solution à la pénurie de main-d’œuvre. « Les gens ont largement accepté ce discours », note-t-il. Mais au même moment, les débats sur l’identité, les signes religieux, la place du français au Québec et la « charte des valeurs » envoient un tout autre message. « Ça fait 15 ans qu’on parle des accommodements raisonnables. Ça donne la perception que les immigrants en demandent beaucoup, même si ce n’est pas nécessairement justifié », ajoute-t-il.

Des questionnements

Vice-président principal de la firme Ipsos, Sébastien Dallaire croit que les résultats du sondage permettent de constater que loin d’être défavorables à l’immigration, les Québécois sont aux prises avec des questionnements importants sur la manière dont les autorités gèrent le dossier.

« Les Québécois veulent être positifs, ils veulent être accueillants, mais la moitié d’entre eux ont des questions auxquelles ils aimeraient que les autorités répondent. En général, l’immigration est une question mal comprise. »

— Sébastien Dallaire

Selon le spécialiste en opinion publique, qui s’est maintes fois penché sur cet enjeu, l’arrivée depuis 2017 de demandeurs d’asile traversant à pied la frontière canado-américaine est à la source de beaucoup d’interrogations au sein d’une partie de la population. « Les gens savent que les demandeurs d’asile arrivent au Québec, la question est largement couverte dans les médias. Mais après, ils ne savent pas ce qui leur arrive, s’ils repartent ailleurs, ce que ça coûte à l’État », croit M. Dallaire, selon qui beaucoup de Québécois craignent de parler de leurs inquiétudes, de peur d’être accusés de racisme ou d’intolérance. « Il y a pourtant beaucoup de questions légitimes », estime-t-il.

Variations partisanes

Le sondage Ipsos-La Presse démontre que le niveau d’inquiétude à l’égard de l’immigration et de l’intégration des immigrants varie selon les allégeances politiques. « Les électeurs du Parti québécois et de la Coalition avenir Québec sont plus inquiets que ceux du Parti libéral du Québec et de Québec solidaire », note M. Dallaire.

Les différences sont particulièrement marquées entre les deux principaux partis souverainistes. 

Si 54 % de ceux qui comptent voter pour le Parti québécois croient qu’il y a trop d’immigrants au Québec, ce pourcentage chute de 25 % parmi les adeptes de Québec solidaire.

Les partisans de la formation de gauche dirigée par Manon Massé et Gabriel Nadeau-Dubois sont d’ailleurs plus enclins que les électeurs des autres partis à célébrer les bienfaits de l’immigration et à considérer que les immigrants sont bien intégrés.

« Ce sondage montre qu’on ne peut pas glisser dans des raccourcis faciles entre nationalisme et intolérance ou racisme. On voit que des gens peuvent combiner une position nationaliste forte et [une position] pro-immigrants très forte », note Rachad Antonius, professeur de sociologie à l’Université du Québec à Montréal.

Géographie complexe

Les idées reçues voulant que les résidants de la grande région de Montréal soient plus ouverts à l’immigration que le reste de la province en prennent pour leur rhume. Notamment, c’est dans la région de Québec que les répondants ont le plus tendance à considérer que l’immigration est nécessaire pour combler les besoins en main-d’œuvre. Dans la Vieille Capitale, 81 % partagent ce point de vue, soit 8 % de plus que dans l’île de Montréal et 11 % de plus que dans la banlieue de la métropole.

« Le fait que les gens de Québec apprécient clairement l’apport des immigrants sur la question de l’emploi aide à comprendre leurs opinions un peu plus positives que celles des électeurs de plusieurs autres régions. Les gens de Québec sont plus conservateurs sur nombre d’enjeux, comme l’intervention de l’État, les taxes et impôts, et sont aussi plus frustrés ou cyniques face à la classe politique, mais ils ne sont pas nécessairement plus négatifs sur divers enjeux reliés à l’immigration », soulève Sébastien Dallaire.

Le Québec dans son contexte

Doit-on se s’étonner que la moitié des répondants québécois estiment qu’il y a trop d’immigrants dans la province  ? Sur ce point, Sébastien Dallaire souligne que les opinions exprimées dans le sondage ne s’éloignent pas beaucoup des tendances des 10 dernières années. « Après l’élection de Justin Trudeau en 2015, la perception de l’immigration a été un peu plus positive à travers le Canada, mais elle est maintenant revenue à ce qu’elle était en 2014, note-t-il. Le Canada est l’un des pays les plus favorables à l’immigration. Si le Québec, comme les Prairies, l’est un peu moins que l’Ontario et la Colombie-Britannique, ça reste néanmoins une des nations les plus ouvertes à l’immigration au monde. »

Le Québec et l’immigration

Immigration, mythes et réalités

Les immigrants menacent la survie du français au Québec, affirme François Legault. Les niveaux d’immigration sont trop élevés, renchérit Jean-François Lisée. Pendant toute la semaine, l’immigration s’est imposée comme un thème central de la campagne électorale en cours. Quelle est la réalité derrière ces slogans ? Et derrière plusieurs idées qui ont alimenté le débat sur l’immigration au cours des derniers mois ?

énoncé Nº 1

Le Québec a perdu le contrôle de son immigration

Le Québec a accueilli 50 388 immigrants en 2017. Parmi ceux-ci, il en a sélectionné 30 262 comme immigrants économiques. Les autres catégories d’immigrants relèvent de la compétence d’Ottawa, qui a permis à 12 136 personnes de rejoindre leurs parents proches au Québec. Tandis que 9146 demandeurs d’asile résidant au Québec ont été reconnus comme réfugiés.

En d’autres mots, le Québec a choisi l’an dernier 60 % des immigrants qui se sont établis dans la province selon des critères qui lui sont propres. Ces proportions restent grosso modo les mêmes au fil des ans. (AG)

énoncé Nº 2

La majorité des immigrants qui arrivent au Québec ne parlent pas français

Selon le chef de la CAQ, François Legault, 59 % des nouveaux arrivants au Québec ne parlent pas français. En fait, la proportion était de 58 % en 2017 et de 53 % en 2016, années où le Canada a accueilli un grand nombre de réfugiés, notamment syriens. Durant la décennie qui a précédé, soit de 2006 à 2015, c’est une minorité variant entre 35 et 44 % qui ne parlait pas français.

Ce sont les immigrants économiques sélectionnés par le Québec qui sont les plus nombreux à parler français, puisqu’il s’agit d’un critère qui pèse lourd dans la grille d’évaluation du gouvernement québécois : c’était le cas pour 61,5 % d’entre eux en 2017. Et ils étaient proportionnellement beaucoup plus nombreux durant les années 2007 à 2015… (AG)

énoncé Nº 3

Les immigrants qui ne parlent pas français à l’arrivée ne l’apprennent pas par la suite.

Cette affirmation de François Legault ne correspond pas à la réalité. La francisation n’est peut-être pas un processus en ligne droite. « Les immigrants ont souvent à faire un choix déchirant entre continuer leurs cours [de francisation] et travailler pour subvenir aux besoins de leur famille », dit Valérie Amireault, spécialiste de la question de la francisation à l’UQAM. Mais des statistiques de recensement compilées par Jack Jedwab, directeur de l’Association d’études canadiennes, démontrent que 10 ans après leur arrivée, 90,5 % des immigrants économiques, 77,1 % de ceux qui ont bénéficié du programme de réunification familiale et 84,3 % des réfugiés parlent le français. (AG)

énoncé Nº 4

Le Québec perd une grande proportion de ses immigrants

Le chef de la CAQ affirme que 26 % des immigrants qui viennent au Québec finissent par repartir. Il a raison si l’on s’en remet aux données du ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion du Québec, qui estime qu’en 2017, le taux de présence au Québec des immigrants admis entre 2006 et 2015 était de 74 % (donc 26 % de départs). Cependant, la situation du Québec n’est guère différente de celle des autres provinces canadiennes, selon Statistique Canada, qui calcule que le taux de présence après cinq ans au Québec est inférieur de seulement 2,0 points de pourcentage à la moyenne canadienne. (FV)

énoncé Nº 5

Les immigrants ne s’intègrent pas au marché du travail au Québec

Selon François Legault, le taux de chômage des immigrants qui restent au Québec est de 14,1 % après cinq ans. C’était vrai en 2017 pour les immigrants récents (cinq ans et moins) qui ont entre 25 et 54 ans. Cependant, ce taux tombe à 7,6 % pour les immigrants du même groupe d’âge qui sont ici depuis plus de cinq ans (contre 4,5 % pour les natifs d’ici). Enfin, selon un autre indicateur plus fiable, la situation de l’emploi des immigrants s’est grandement améliorée depuis trois ans : le taux d’emploi des immigrants de 25-54 ans (78 %) a grimpé de six points depuis cinq ans et il est désormais aussi élevé qu’en Ontario. Il demeure cependant plus bas que la moyenne québécoise de ce groupe d’âge (84 %).

Une des principales raisons susceptibles d’expliquer cet écart est la difficulté à faire reconnaître les diplômes et l’expérience obtenus avant de venir au Canada, signale Myrlande Pierre, sociologue au Centre de recherche en immigration, ethnicité et citoyenneté de l’UQAM. (FV et AG)

énoncé Nº 6

La grande majorité des immigrants qui viennent au Québec sont des musulmans et leurs valeurs et croyances mettent en péril les valeurs québécoises

Le ministère de l’Immigration du Québec ne compile pas les statistiques sur la religion des immigrants. Les cinq premiers pays de provenance des immigrants économiques arrivés au Québec entre 2006 et 2015 sont l’Algérie, la France, la Chine, le Maroc et Haïti. Chez les réfugiés, ce sont la Colombie, Haïti, le Mexique, la République démocratique du Congo et la Syrie.

Les pays musulmans ne sont pas majoritaires, et dans certains cas, comme celui de la Syrie, une partie importante de leurs ressortissants accueillis au Canada sont chrétiens. Par ailleurs, l’immigration musulmane est très diversifiée et ne correspond pas à l’image stéréotypée qu’on peut s’en faire, met en garde Chedley Belkodja, directeur de l’École des affaires publiques et communautaires de l’Université Concordia, spécialiste de l’immigration. « Les musulmans ne sont pas tous pratiquants, et beaucoup ont des valeurs pluralistes », souligne-t-il. (AG)

énoncé Nº 7

La frontière canadienne est une passoire

Depuis que Justin Trudeau a publié un tweet appelant les demandeurs d’asile à se réfugier au Canada, la frontière canadienne serait devenue une passoire, selon certains.

« À ceux qui fuient la persécution, la terreur et la guerre, sachez que le Canada vous accueillera », avait écrit le premier ministre dans un gazouillis publié en janvier 2017. Dans les mois qui ont suivi, le nombre de demandeurs d’asile entrant au Canada de manière irrégulière, soit en contournant un poste frontalier, a explosé. Ottawa a depuis modifié son message, appelant les demandeurs d’asile à « respecter les règles ».

Si on fait le bilan du phénomène, on constate qu’en 2017, le Canada a accueilli 50 649 demandeurs d’asile, un nombre record en comparaison des tendances de la dernière décennie, mais comparable aux 44 640 demandeurs d’asile arrivés au Canada en 2001, signale le bureau canadien du Haut Commissariat pour les réfugiés de l’ONU (HCR).

Selon ce dernier, ce phénomène n’a rien à voir avec le message du premier ministre du Canada. « Les facteurs qui poussent les gens à quitter leur pays sont beaucoup plus déterminants que ceux qui les attirent vers un pays d’accueil », affirme le représentant du HCR Jean-Nicolas Beuze.

Et puis, attention : la majorité des demandeurs d’asile, soit 59 %, sont entrés au Canada de manière régulière.

En 2018, le nombre d’arrivées irrégulières a été plus fort au printemps, avant de fléchir sous les niveaux de l’été 2017. Le HCR estime que si la tendance se maintient, le nombre de demandeurs irréguliers sera du même ordre en 2018 qu’en 2017.

La majorité des demandeurs d’asile entrés de manière irrégulière (53 %) finissent par être reconnus comme des réfugiés, leur demande de protection ayant été jugée légitime. Enfin, moins de 1 % des personnes qui franchissent la frontière de manière irrégulière ont des antécédents criminels. (AG)

énoncé Nº 8

Les immigrants illégaux court-circuitent le processus d’immigration, aux dépens de ceux qui respectent les règles

D’abord, une précision terminologique : ce n’est pas un crime de passer la frontière sans autorisation quand il s’agit de demander asile, comme le rappelle le bureau canadien du HCR.

« Compte tenu des circonstances qu’ils fuient, les demandeurs d’asile sont souvent obligés d’entrer sur un territoire sans les documents de voyage adéquats et sans autorisation », rappelle le document. Il faut donc parler d’entrées irrégulières et non pas illégales.

Autre détail important : les demandes d’asile politique et les demandes d’immigration ne sont pas soumises au même processus. Les premières sont traitées d’abord par l’Agence des services frontaliers, puis par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, les secondes par le ministère de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté – il s’agit de deux voies étanches et séparées. Et une augmentation du nombre de réfugiés ne se traduit pas par une baisse du niveau d’immigration économique l’année suivante, comme l’a constaté le bureau canadien du HCR.

Une augmentation du nombre de demandeurs d’asile peut en revanche ralentir le processus d’examen de leur demande. Et comme la vaste majorité (95 %) des demandeurs irréguliers, en 2017, sont entrés au Canada par le chemin Roxham, cette « congestion » du système de traitement des demandes d’asile peut se fait sentir particulièrement au Québec. (AG)

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