Sur son calepin, Djenad Djouhar s’applique à écrire sa signature. Il lui aura fallu beaucoup de volonté et user plusieurs calepins pour en arriver là. Tout un symbole. Car auparavant, cette femme affable et fringante de 80 ans n’aurait pu faire qu’un gribouillage. Si elle y arrive aujourd’hui, c’est grâce aux cours d’alphabétisation qu’elle suit depuis deux ans à L’Atelier des lettres, un groupe d’alphabétisation populaire de Montréal.
Née en Algérie, où elle a grandi, cette Berbère n’a jamais eu la chance d’aller à l’école. « Mes frères y sont allés jusqu’à 13-14 ans. Après, il fallait travailler. Moi, j’allais chercher l’herbe pour les bêtes », se souvient-elle. Ses parents étaient analphabètes. Mariée à quatorze ans et demi, elle a passé sa vie à dépendre de son mari lorsqu’il s’agissait d’écrire ou de lire.
Elle est arrivée au Québec il y a une dizaine d’années et a passé le plus clair de son temps à la maison. « Je cuisinais, regardais la télé… Je me déplaçais toujours avec mon mari, car je ne pouvais pas prendre les transports. Je n’avais pas la force de prendre le métro… et que la police appelle pour dire qu’elle a trouvé une femme perdue. »
Apprendre l’alphabet
Encouragée par sa famille, elle s’est inscrite aux cours d’alphabétisation de L’Atelier des lettres. « Le premier jour, j’avais peur, j’ai pleuré dans l’escalier, se souvient-elle. Mais on m’a rassurée. La fois d’après, j’avais l’impression de voler sur le trajet pour venir ici tellement j’étais contente ! », dit-elle dans un éclat de rire. Il a fallu apprendre l’alphabet et l’écriture des lettres – exercice complexe qui demande une motricité fine. Tout n’est pas parfait : elle a du mal à lire « J’ai passé de bonnes vacances », récite « A, B, D, C, E », mais ses progrès la réjouissent.
Djenad Djouhar raconte qu’elle « vit mieux ». « J’étais bête avant. Aujourd’hui, je sais, comme un enfant. Je peux me déplacer toute seule, voir la nature, les plantes… » Elle se souvient d’une fois où elle cherchait un Dollarama, seule. Elle était en fait devant l’enseigne, mais ne le savait pas, faute de pouvoir lire le nom.
« J’ose demander aux gens. Je dis que je ne sais pas lire. Je n’ai pas honte. Je ne mens pas, je ne vole pas. »
— Djenad Djouhar
Au groupe d’alphabétisation populaire L’Atelier des lettres, la plupart des apprenants ont été scolarisés. La moyenne d’âge tourne autour de 45-50 ans, mais certains sont jeunes, l’une des participantes ayant 24 ans. Les ateliers ne sont pas scolaires, ils ont un aspect pratique, abordent l’actualité. Ce matin-là, on discutait des élections à venir. « Je vote chaque fois. C’est mon mari qui m’aide pour lire le bulletin », précise Djenad Djouhar. Car au quotidien, les analphabètes dépendent de leur entourage, à qui ils doivent faire confiance. « Ils n’ont aucune vie privée, aucune intimité, ils doivent tout partager », se désole Martine Fillion, coordonnatrice de L’Atelier des lettres.
« Il vaut mieux être bien entouré. Certains se font abuser. Une personne devait faire appel à son voisin pour lire son courrier, et ce dernier lui demandait 1 $ chaque fois. »
— Martine Fillion
Des subterfuges pour cacher les difficultés
Djenad Djouhar a un rêve : « Lire une page de journal. » Il y a quelques années, Judith Morisson, 55 ans, ne pensait sûrement pas pouvoir le faire un jour. Elle suit des cours à L’Ardoise, un groupe populaire en alphabétisation à Sorel-Tracy, depuis six ans. Elle avait des bases en écriture et en lecture, mais n’arrivait pas toujours à comprendre le sens d’un texte.
Après la mort de sa mère quand elle avait 8 ans, elle a été transbahutée dans des foyers et maisons d’accueil. Sa scolarité a été chaotique, entre problèmes de santé et dyslexie. Elle sort de l’école à 16 ans avec les rudiments de lecture et d’écriture. « Je me disais : “Si je sais écrire mon nom, mon prénom, mon adresse et certains mots, alors pas trop de problèmes.” Côté lecture, c’était pas si pire. »
Tout au long de sa vie professionnelle, elle a usé de subterfuges pour cacher ses difficultés et ne pas subir les préjugés. Jeune, elle gardait des enfants. « Quand ils voulaient que je lise une histoire, si c’était Cendrillon ou Les trois petits cochons, je la connaissais par cœur. Quand je ne connaissais pas, j’inventais avec les images. » Elle a ensuite travaillé en tant que femme de ménage à l’hôpital. Là, c’est sa tante qui remplissait les rapports à sa place. Plus tard, quand elle a trouvé un emploi dans un centre pour s’occuper d’adultes handicapés, c’est son frère, qui y travaillait également, qui se chargeait de faire les rapports pour elle. Aujourd’hui, elle s’occupe de personnes handicapées à son domicile.
Son quotidien a été semé d’obstacles. « Je ne comprenais pas les plans et horaires de bus et de métro. Au restaurant, je ne comprenais pas le menu. Au cinéma, si des amis me demandaient de choisir un film, je prenais au hasard, car je ne pouvais pas lire la description. Et je n’allais pas voir de film en anglais, car je ne pouvais pas lire les sous-titres… », détaille-t-elle. Quand elle devait écrire, elle faisait mine de ne pas avoir de crayon, demandait à rapporter le formulaire plus tard. Elle n’est pas allée à des entretiens d’embauche où elle savait qu’il lui faudrait écrire. Elle a mal pris des médicaments, faute de pouvoir lire la posologie. Et lorsqu’elle avait vraiment besoin d’écrire, elle écrivait selon les sons. « Mais parfois, je n’arrivais même pas à me relire. »
Elle raconte avoir eu honte.
« J’avais l’impression que c’était écrit sur mon front. Ça m’a touchée adolescente, ça m’a empêchée d’avancer. Je voulais dire : “Je ne sais pas lire, mais je suis une personne normale. J’ai besoin d’aide.” »
— Judith Morisson
Après des années d’abnégation, ses efforts sont récompensés. Elle lit et écrit avec beaucoup plus d’aisance, continue chaque jour de progresser. Son objectif ? « Ne plus faire de fautes ! »
Judith Morisson aurait aimé être professeure, infirmière ou couturière pour une grande maison. Elle a renoncé à ses rêves, à défaut de savoir lire ou écrire. Aujourd’hui, elle aimerait passer l’équivalent de la 5e secondaire. « À 60 ans, je ne pourrai plus travailler, on me dira : “Tu l’as bien eu tard.” Mais je serai fière. »
Le fruit de leur travail
Djenad Djouhar a participé à la rédaction d’un livre qui sera lancé le 26 septembre, à 17 h 30, à l’Écomusée du fier monde, à Montréal. Il sera vendu sur place au prix de 20 $ puis par L’Atelier des lettres et à la librairie L’Euguélionne, dans un premier temps. Cet abécédaire est constitué de témoignages de participants à L’Atelier des lettres. Ils ont pris des photos des lettres de l’alphabet dans le mobilier et le paysage urbains et constitué des textes à partir de celles-ci. « Quand le lecteur décode ces mots aux lettres pas toujours évidentes, il se retrouve subitement dans la peau d’un faible lecteur. Une expérience en soi pour la personne qui lit de façon courante », explique Martine Fillion, coordonnatrice de L’Atelier des lettres. Des personnalités (Normand Baillargeon, Anaïs Barbeau-Lavalette, Geneviève Blais, Boucar Diouf, Bertrand Laverdure, Juliana Léveillé-Trudel, Melissa Mollen Dupuis, Manon Massé) se sont associées au projet en rédigeant des textes.