monde

Plus de portes, moins de murs

Entrevue avec Louise Arbour, représentante spéciale du secrétaire général des Nations unies pour les migrations

Dans un bulletin de nouvelles qu’elle a vu lors d’un récent passage à Montréal, la juriste québécoise Louise Arbour a été frappée par un reportage sur la pénurie de personnel sévissant dans les résidences pour personnes âgées au Québec.

Pour combler cette pénurie, ces établissements envisagent de recruter des préposés à l’extérieur du Canada, notamment en France.

« Quand j’ai entendu ça, je me suis dit : bonne chance ! » s’exclame Louise Arbour, rencontrée jeudi dernier, à Montréal. « Les Français sont en déficit de personnel autant que nous. Il va falloir aller chercher un peu plus loin… »

En fait, signale l’ancienne juge de la Cour suprême du Canada, c’est toute l’Europe qui fonce vers un mur. 

« En 2020, il y manquera 1 million de travailleurs dans le secteur de la santé. »

— Louise Arbour

Logiquement, les pays concernés devraient se dépêcher d’ouvrir leurs frontières pour combler ce besoin. Mais s’il y a une chose que Louise Arbour a pu constater depuis qu’elle exerce les fonctions de représentante spéciale du secrétaire général des Nations unies pour les migrations, c’est que les politiques migratoires répondent rarement à la logique.

« Je n’ai jamais vu un domaine où la perception est aussi déconnectée de la réalité », s’étonne-t-elle. Souvent présentées comme une menace, les migrations sont en réalité bénéfiques, autant pour les pays d’où viennent les migrants que pour ceux où ils s’établissent.

La vaste majorité des migrants travaillent fort, leur taux de chômage est bas, et ils dépensent en moyenne 85 % de leurs revenus dans leur pays d’accueil. Le reste, ils l’envoient à leur famille.

Leurs transferts vers des pays en voie de développement totalisent 430 milliards US. C’est trois fois plus que l’aide internationale accordée par les États. Et c’est de l’argent qui va directement dans la poche des familles, qui l’investissent surtout en santé et en éducation.

« Tout le monde y gagne », note Louise Arbour.

La vaste majorité des 250 millions de migrants que compte la planète franchissent les frontières en toute légalité, souligne Louise Arbour. Les autres le feraient s’ils le pouvaient. Le cas échéant, ils se tournent vers la demande d’asile. Le seul moyen de stopper ce phénomène, c’est encore de leur ouvrir d’autres portes d’entrée, plaide Louise Arbour.

Pas par charité. Mais par intérêt. Ne serait-ce que parce que les pays développés, aux prises avec une démographique déclinante, ont un urgent besoin de travailleurs.

Pacte sur les migrations

Louise Arbour n’en est pas à sa première incursion à l’ONU. L’ancienne procureure en chef des tribunaux pénaux pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda a aussi exercé les fonctions de haut commissaire des Nations unies aux droits de l’homme.

C’est en mars dernier qu’elle a hérité de son mandat actuel : coordonner la mise en place d’un nouveau pacte mondial sur les « migrations sûres, ordonnées et régulières ».

Éléments déclencheurs de cette démarche : la crise migratoire qui a fait affluer 1 million de demandeurs d’asile en Europe et les départs massifs de migrants qui cherchent à atteindre l’Europe depuis la Libye, par la Méditerranée centrale.

Ces deux phénomènes ont contribué à percer une brèche dans ce qui était jusqu’à maintenant un tabou absolu à l’ONU, constate Louise Arbour.

« Les États ont longtemps voulu garder la maîtrise absolue de leurs frontières. Mais aujourd’hui, ils comprennent qu’on ne peut pas avoir des politiques migratoires nationales sans un lien avec d’autres pays. »

— Louise Arbour

Les migrations irrégulières et les grands mouvements de populations relèvent d’une « pathologie » des déplacements humains, selon Mme Arbour.

Et l’un des principaux moyens pour lutter contre cette pathologie et diminuer les migrations irrégulières, c’est d’ouvrir de nouveaux modes d’entrée, qui permettraient aux migrants de franchir des frontières en toute légalité.

Concrètement, le système que la communauté internationale est en train de mettre en place permettrait de former des infirmières, des travailleurs agricoles ou des ouvriers dans des pays en voie de développement, en fonction des besoins de main-d’œuvre de pays du Nord.

« Et là, on pourrait dire aux gens : au lieu de risquer de vous noyer dans la Méditerranée, venez donc travailler chez nous avec un contrat d’un an, renouvelable. Et si vous voulez venir plusieurs fois, on vous donnera un visa à entrées multiples. »

Ce modèle migratoire ne conduirait pas nécessairement à la citoyenneté du pays d’accueil. « Il faudra évidemment des politiques pour encadrer les conditions de travail des travailleurs temporaires », reconnaît Louise Arbour.

Les perceptions changent

Après huit mois de débats et de consultations qui auront conduit Louise Arbour aux quatre coins du monde, le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, s’apprête à rendre publique sa vision du pacte, qui sera examinée lors d’une rencontre internationale au Mexique, la semaine prochaine.

Une première esquisse du futur pacte devrait être prête en janvier, et la version finale est prévue pour l’été prochain. Le tout culminera lors d’une grande conférence d’adoption, en décembre 2018, au Maroc.

Le pacte ne touchera pas que la question des accès et des frontières. Il y sera aussi question de la reconnaissance des diplômes et de la protection des travailleurs étrangers, par exemple.

Les États sont-ils vraiment prêts à ouvrir plus de voies d’accès régulières aux migrants ? Louise Arbour assure que cette vision gagne du terrain, aux moins dans les sphères politiques.

« Il y a six mois, on ne pouvait même pas y penser, mais quand les décideurs politiques comprennent l’impact des transferts d’argent, et les besoins du marché du travail dans les pays occidentaux, tout à coup, la conversation s’assainit. »

Et de plus en plus de gens comprennent, selon Louise Arbour, que bien gérer les migrations, « ça ne veut pas dire barrer les portes et construire des murs ».

Reste à convaincre… les électeurs.

Les migrations en chiffres

Il y a actuellement dans le monde : 

60 millions de personnes déplacées par des conflits, incluant 20 millions de réfugiés qui ont dû fuir leur pays

250 millions de migrants, c’est-à-dire des gens qui vivent ou travaillent dans un pays autre que leur pays de nationalité depuis au moins un an

140 335 personnes ont risqué leur vie pour atteindre l’Europe depuis le début de 2017.

Au moins 2658 ont péri en mer.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.