Entrevue avec Harjit Sajjan

« Ma première mission m’a marqué pour toujours »

OTTAWA — Harjit Sajjan a déjà frôlé la mort. C’était en 2006. Réserviste dans les Forces armées canadiennes, il avait accepté de participer à un déploiement de six mois à Kandahar, la province la plus dangereuse de l’Afghanistan. Le Canada comptait alors quelque 2500 soldats dans cette région afghane considérée comme le fief des talibans.

Aujourd’hui ministre de la Défense, M. Sajjan parle avec un flegme désarmant de son séjour en Afghanistan, même s’il n’a pas été de tout repos. Et il confie qu’il a aussi souffert du syndrome de stress post-traumatique après ce déploiement, à l’instar de nombreux autres militaires canadiens.

Cela n’a pas empêché ce policier de carrière, qui a longuement enquêté sur le crime organisé de Vancouver, d’être déployé à deux autres reprises dans ce pays ravagé par des décennies de guerre, soit en 2009 et en 2010.

« J’ai participé à trois déploiements en Afghanistan. Mais ma première mission m’a marqué pour toujours. Il ne se passe pas une journée sans que j’y pense. Ce furent des moments très difficiles », confie le ministre de la Défense dans une entrevue accordée à La Presse cette semaine.

« En 2006, nous avons eu beaucoup de combats directs et nous avons affronté beaucoup de tirs. Mais nous ripostions aussi. Nous avons été frappés presque tous les soirs dans les endroits où on se trouvait. Parfois, on ne savait plus où donner de la tête. On ne comptait que les explosions qui se trouvaient à 100 m ou moins de nous. On a arrêté de compter après 40 événements. 

« On a mis quelques mois avant de comprendre ce qui se passait véritablement. À l’époque, on nous disait que les talibans étaient en déclin. En fait, leur nombre était en hausse parce que nous n’avions pas tenu compte de questions subtiles comme la corruption, qui permettait aux talibans de faire du recrutement et de bâtir discrètement des positions de défense avec l’appui d’une partie de la population. »

UNE PRÉCIEUSE CONTRIBUTION

Même s’il tient mordicus à louanger le travail de tous ses collègues, Harjit Sajjan a joué un rôle crucial dans l’évolution de la stratégie militaire des alliés. Grâce à ses origines et à son expérience de policier à Vancouver, et aussi celle acquise durant un premier déploiement en Bosnie dans les années 90, il a réussi à tisser des liens de confiance avec des leaders de différents villages afghans. Il a ainsi pu obtenir de précieux renseignements sur les stratégies des insurgés. Il faut dire que l’homme se démarquait des autres soldats avec sa tenue militaire, son turban et sa barbe.

« Je parlais aux gens de l’endroit. C’est ce qu’on fait quand on est enquêteur. C’était plus compliqué en Afghanistan parce que tu devais te rendre dans un village pour rencontrer un leader influent, et il y avait des tas d’embuscades sur la route. »

— Harjit Sajjan, ministre de la Défense

« Les talibans utilisaient la corruption pour obtenir l’appui de la population. Il y avait des fonctionnaires du gouvernement impliqués, des chefs de clans de guerre. Il y avait des acteurs différents. La population se sentait flouée et aliénée, ce qui a permis aux talibans de faire du recrutement. C’était ridicule. Mais la corruption alimentait l’insurrection. »

Les précieux renseignements qu’il a réussi à recueillir au risque de sa vie lui ont valu d’être bardé de médailles après ses trois déploiements. Son travail a été si remarqué par les alliés qu’un général américain a expressément demandé aux forces canadiennes la permission de l’intégrer dans les forces américaines durant son troisième déploiement pour les aider à mater l’insurrection des talibans dans le Sud, en 2010. Ironiquement, l’armée américaine refuse d’embaucher les sikhs qui ne veulent pas renoncer à leur turban et à leur barbe…

PANSER SES PLAIES

Marié et père de deux jeunes enfants, M. Sajjan explique qu’il a réussi à surmonter les moments difficiles qu’il a vécus après son premier déploiement, en 2006, grâce à l’aide de ses amis. Son travail de policier à Vancouver, où il a dû affronter maintes situations de crise, l’a aussi aidé.

« Il y a eu beaucoup de gens qui ont vécu des moments difficiles. J’ai eu aussi mes propres défis. Il y a des choses que tu ne peux pas oublier. C’est comme une pièce de votre maison dans laquelle vous ne mettez pas souvent les pieds. Mais aujourd’hui, je suis capable d’y entrer et d’en sortir. Il y a des choses dans le subconscient que tu ne peux contrôler. »

« J’ai eu la chance d’apprendre que le syndrome de stress post-traumatique frappe dans une période d’un à cinq ans après un déploiement et, en tant que commandant, je me suis dit que je devais faire quelque chose. »

— Harjit Sajjan, ministre de la Défense

Quelques mois après son retour, il a visité d’anciens champs de bataille avec un groupe d’une quarantaine de personnes pour recréer l’ambiance d’une équipe. Le but était d’en apprendre davantage au sujet des sacrifices des anciens combattants des deux grandes guerres. « Cela nous a permis de mettre notre expérience en perspective. »

L’année suivante, il est parti avec 15 autres soldats à la conquête du Kilimandjaro, dans le nord-est de la Tanzanie. « Nous avons trouvé des façons originales de composer avec cela. Même si je proposais et menais ces initiatives, en même temps, cela m’a permis de panser mes propres plaies », dit-il.

En tant que ministre de la Défense, Harjit Sajjan affirme bien comprendre les lourdes responsabilités que lui a confiées Justin Trudeau. « Je comprends fort bien que les décisions qui sont prises à un haut niveau comptent. Et il importe aussi de bien comprendre la situation sur le terrain quand on envoie des troupes en mission. »

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