Enjeux

Des centaines de femmes disparues du marché du travail

Annie : musicothérapeute et enseignante en musique. Salaire annuel « avant » : 30 000 $. Aimait beaucoup faire des sorties en famille. Revenu « après » : 0. Maintenant, elle ne sort plus.

Christine : éducatrice avec garderie privée et accompagnante à la naissance. Salaire annuel « avant » : 63 550 $ par an. Revenu « après » : 0. Elle a perdu ses passions.

Trinity : gestionnaire au service à la clientèle. Salaire annuel de 70 000 $ et 30 000 $ en avantages sociaux. Indépendante, propriétaire, fière de sa réussite professionnelle. Aujourd’hui : aucun revenu. Elle est totalement dépendante de son mari.

Qu’ont en commun ces femmes, outre une baisse de revenu radicale au cours des dernières années ? Elles ont toutes mis au monde un enfant lourdement handicapé.

Lorsque les soins requis par un enfant handicapé imposent que l’un des deux parents abandonne son emploi, c’est presque toujours la mère qui cesse de travailler. Cette situation est évidemment lourde de conséquences pour les femmes concernées. Elles avaient une profession, elles étaient reconnues dans leur milieu pour leurs compétences, elles étaient indépendantes financièrement. Elles avaient aussi une vie sociale, des loisirs et des activités, qui leur donnaient autant d’occasions de sortir de chez elle et de s’épanouir. Bref, elles menaient une vie de femmes libres, en phase avec leur époque.

Toutefois, depuis la naissance de leur enfant handicapé, ces femmes sont malgré elles retournées 60 ans en arrière. Elles sont désormais mères au foyer, sans vie professionnelle, dépendantes financièrement de leur conjoint – ou devenues monoparentales et bénéficiaires de l’aide sociale. Elles n’ont à peu près plus de vie hors de la maison. La baisse de revenu qu’elles subissent les empêche souvent de poursuivre les activités (sorties, loisirs) qui leur permettaient de se ressourcer et de rester en santé physique et psychologique. En outre, elles ne cotisent plus à aucun régime de retraite, de sorte qu’elles seront probablement dans une situation encore plus précaire qu’aujourd’hui lorsqu’elles arriveront à l’âge de la retraite.

En prodiguant à leur enfant des soins complexes, ces femmes ont acquis des compétences avancées en sciences infirmières, en physiothérapie, en ergothérapie, en gastroentérologie, en nutrition et gavage, en neurologie et en éducation spécialisée. Elles deviennent aussi, à la longue, spécialistes en collectes de fonds et secrétaires de leurs enfants. Ces compétences ne sont évidemment ni reconnues ni rémunérées de quelque façon que ce soit.

Je fais partie de ces femmes. J’ai toutefois la chance d’avoir réussi à garder un emploi à temps partiel. Mon conjoint, musicien professionnel, a un horaire atypique qui lui permet d’être disponible le jour, donc nous nous divisons les tâches et les soins à prodiguer aux enfants. Mon emploi, c’est mon poumon. Il me permet non seulement de prendre l’air, mais de me sentir utile dans un contexte autre que la vie familiale, d’être reconnue et valorisée pour mes compétences professionnelles et aussi de penser à autre chose qu’au handicap et à la maladie de mes enfants sept jours sur sept. Cela dit, la baisse de revenu que nous avons subie depuis la naissance de nos deux enfants handicapés nous place dans une situation financière critique et intenable.

Le regroupement Parents jusqu’au bout (PJB) revendique une aide financière accrue et permanente pour les parents d’enfants lourdement handicapés.

Lorsqu’un enfant lourdement handicapé est placé en famille d’accueil, cette dernière reçoit environ 37 000 $ par année pour s’en occuper ; les parents « naturels », eux, n’ont aucune aide propre à leur situation.

Ainsi, PJB propose que les parents d’enfants lourdement handicapés soient reconnus comme familles d’accueil de leur propre enfant ou obtiennent un soutien équivalent (compensation financière, ambulances sans frais, répit, etc.).

Parents jusqu’au bout a eu un an le 3 février 2016. Après des mois de combat, de sorties dans les médias et de rencontres avec différents députés et autres actions politiques, nous avons obtenu la semaine dernière une rencontre avec le ministre de la Santé, M. Gaétan Barrette, qui nous a promis d’examiner la situation de nos familles et de nous revenir avec des propositions concrètes. Il nous a demandé de lui faire confiance. Nous espérons ne pas être déçues. Nous avons assez attendu.

Nous recevons chaque jour des témoignages de parents qui ont dû placer leur enfant car ils se sont retrouvés à bout de ressources. Ils espèrent retourner chercher leurs enfants, ils veulent s’en occuper. Nous ne pouvons plus tolérer ces situations, dans une société sociale-démocrate censée ne pas laisser tomber les personnes les plus vulnérables.

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