Sommellerie

Athlètes des papilles

Deux Québécois prendront part au prestigieux concours du Meilleur sommelier des Amériques qui se tiendra plus tard ce mois-ci à Montréal. Portrait des candidats Carl Villeneuve-Lepage et Pier-Alexis Soulière… et d’un univers on ne peut plus traditionnel qui évolue néanmoins en douceur, comme le bon vin.

UN DOSSIER D'ÈVE DUMAS

Deux Québécois à la conquête des Amériques

Montréal s’apprête à accueillir le concours du Meilleur sommelier des Amériques, du 21 au 24 mai. Le Canada y sera bien représenté, par deux Québécois : Carl Villeneuve-Lepage et Pier-Alexis Soulière. Notre belle province brillera-t-elle encore sur le podium des Amériques ?

Les deux jeunes hommes, respectivement Meilleur sommelier du Canada et Meilleur sommelier du Québec (avec une deuxième place au concours canadien), affronteront des sommeliers de 10 autres pays d’Amérique : Argentine, Brésil, Chili, Colombie, Mexique, Paraguay, Pérou, République dominicaine, Uruguay, Venezuela. L’Association de la sommellerie internationale (ASI), fondée à Reims en 1969, compte 58 pays membres. Les États-Unis n’en font pas partie. Ils se seraient retirés il y a plusieurs années, peu chauds à l’idée d’avoir à participer à des épreuves dans une autre langue que la leur, comme le veut l’un des règlements du concours.

Parce qu’ils n’ont pas accès à ces grandes joutes et parce que les cours de sommellerie sont plus rares et plus chers chez eux, les Américains se tournent davantage vers le Court of Master Sommeliers pour décrocher leurs décorations.

Si vous avez vu le documentaire SOMM, qui suit quatre candidats au titre de Master Sommelier, vous savez à quel point ce métier peut se pratiquer à de très hauts niveaux. Les concours de l’Association de la sommellerie internationale sont aussi une forme de Jeux olympiques du vin.

Sur les quatre éditions du concours continental, qui existe depuis 2004, trois ont été gagnées par des Québécois : Ghislain Caron (2004), Élyse Lambert (2009) et Véronique Rivest (2012). Les deux femmes se sont ensuite classées cinquième (2016) et deuxième (2013), respectivement, au concours du Meilleur sommelier du monde. François Chartier était arrivé troisième, en 1995, de même qu’Alain Bélanger, en 2000.

Bref, le Québec fait bonne figure dans l’univers de la grande sommellerie internationale. Élyse Lambert porte également le titre de Master Sommelier depuis 2015. Pier-Alexis Soulière l’a pour sa part décroché en 2016.

Qu’est-ce qui fait que le Québec est si fort en sommellerie ? Véronique Rivest croit que c’est d’abord parce que la tradition existe depuis plus longtemps chez nous qu’au Canada anglais, au Chili et en Argentine, par exemple. « En plus, on est vraiment exposés à plein de produits, alors que dans un pays comme l’Argentine, il n’y a que du vin argentin. Je ne compte plus le nombre de questions auxquelles j’ai pu répondre en concours tout simplement parce que j’avais vu la bouteille sur les tablettes ! », raconte la chroniqueuse et propriétaire du bar à vin Soif, à Gatineau.

Pas que du vin

« Pour se préparer pour un concours comme celui du Meilleur sommelier des Amériques, il faut ratisser beaucoup plus large que pour se présenter devant le Court of Master Sommeliers, très ciblé vin », explique Carl Villeneuve-Lepage, Meilleur sommelier du Canada (2017). « On doit connaître des noms de chefs, des recettes de sauces, les différentes torréfactions du café, la bière, les spiritueux et cocktails, le saké, les eaux, bref tous les liquides qui peuvent être servis à table. Il y a même parfois encore des questions sur les cigares ! », lance le sommelier en chef du Toqué !.

Il n’y a jamais rien de perdu dans tout ce qui doit s’apprendre pour ces concours. Inversement, « c’est impossible de tout savoir, d’avoir tout étudié », lance son « adversaire » Pier-Alexis Soulière. « Les concours ne sont pas faits pour décrocher de hauts scores. Ils sont extrêmement difficiles », admet celui qui, jusqu’à tout récemment, travaillait au triple étoilé Manresa, en Californie. On peut maintenant se faire servir par lui à La Chronique, avenue Laurier Ouest, à Montréal.

Deuxième au concours du Meilleur sommelier du monde en 2013, Véronique Rivest croit que tout sommelier a le devoir de rester ouvert et curieux.

« On peut se faire une spécialité, c’est sûr, mais notre devoir est d’en connaître le plus possible. Moi, je revisite régulièrement des vins que je n’aime même pas. »

— Véronique Rivest

« Chaque année, je me fais un devoir de goûter aux 10 vins les plus vendus au Québec, pour voir ce que les gens boivent. Ratisser large, c’est nécessaire dans ce métier. On a affaire à toutes sortes de clients », souligne Mme Rivest

Pascaline Lepeltier, Master Sommelier (depuis 2014), est l’une des professionnelles du vin les plus respectées d’Amérique. Nouvellement partenaire du restaurant Racines, à New York, elle tentera d’entrer dans la société des Meilleurs ouvriers de France, l’automne prochain (elle est d’ailleurs la seule femme à accéder à cette finale).

Tout comme Mme Rivest, elle croit que les papilles du sommelier et de la sommelière doivent rester bien curieuses, même si les siennes préfèrent les vins d’artisans, ayant subi le moins de manipulations possible, parfois un peu « atypiques ». Pour être accepté dans le Court of Master Sommeliers, il faut en revanche déguster les vins les plus classiques et les plus « typiques » qui soient.

Emily Campeau, sommelière au restaurant Candide, a passé les deux premiers niveaux (sur quatre) du Master Sommelier. L’an dernier, elle est allée à Dallas suivre la formation préparatoire au troisième niveau, beaucoup plus corsé. « J’avais l’impression d’être dans une salle avec 150 robots », déclare celle qui a un penchant pour le côté plus humain, authentique, festif, voire « nutritif » du vin et de tout l’univers qui l’entoure.

« J’ai une admiration sans bornes pour les gens qui mettent leur nez deux fois dans un verre et peuvent décortiquer un vin jusqu’à la moelle. Mais l’aspect formaté de certains concours et certifications m’a fait décrocher. »

— Emily Campeau

« Je suis vraiment une geek du vin, mais ce que j’ai envie de creuser, comme connaissances, ce n’est pas nécessairement ce qu’il faut étudier pour devenir Master Sommelier. Si je m’y remettais, il faudrait par exemple que je plonge dans Bordeaux, parce que c’est une région dont je n’achète jamais les vins. Par contre, je peux te nommer toutes les régions et sous-régions de l’Autriche et de la République tchèque ! », rigole celle qui a passé du temps dans les vignes de ces deux pays cette année.

« Les gens me demandent souvent pourquoi je m’emmerde encore à faire des concours, lance Pascaline Lepeltier. Pour moi, ça n’a jamais semblé incompatible avec mes goûts. En fait, je trouve que ça m’aide à mieux les comprendre et que ça donne plus de crédibilité à ces vins d’artisans que j’aime. »

Ces vins naturels, de plus en plus populaires, pourraient-ils se retrouver à l’aveugle dans un concours comme ceux de l’ASI ? Pourquoi pas ? pensent Mmes Lepeltier et Rivest. « Les temps changent et je verrais très bien, dans l’appellation Bourgueil, par exemple, un vin de Pierre et Catherine Breton, servi à l’aveugle », avance Pascaline Lepeltier.

Jean-Benoît Hinse, premier vice-président de l’Association canadienne de sommellerie professionnelle, division Québec, confirme que le concours évolue avec les changements qui ont cours dans le monde du vin. « J’ai vu des candidats déguster un vin orange dans un verre noir, récemment, et un rosé vraiment funky », donne-t-il comme exemple.

Chose certaine, la sommellerie est beaucoup moins le métier snobinard et collet monté qu’elle était il n’y a pas si longtemps. Les chantres du vin vivent une belle heure de gloire, qu’ils possèdent une collection d’épinglettes ou pas !

À quoi ressemble un concours de l’ASI ?

Le concours du Meilleur sommelier des Amériques se tiendra du 21 au 24 mai, principalement à l’hôtel Hyatt Regency et à l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec (ITHQ). Plusieurs repas, classes de maître et autres réceptions seront ouverts au public.

Des 22 participants initiaux, on passe traditionnellement à 14 candidats, puis à trois finalistes, le dernier jour. Certaines des épreuves se déroulent devant public, notamment la finale.

Voici quelques-unes des épreuves auxquelles le comité technique soumet les sommeliers : examens écrits, dégustations à l’aveugle par écrit ou à l’oral, épreuves de service (service du champagne, décantation, etc.), identification de photos de gens, de cépages sur vigne, de maladies de la vigne, de lieux géographiques, etc., épreuve de bar/cocktail, questions sur la garde des vins, accords mets et vin, etc.

Pier-Alexis Soulière

Pier-Alexis Soulière n’a que 30 ans, mais il a pratiqué son métier dans de grands restaurants en Angleterre, en Australie, en Californie et à New York. Meilleur jeune sommelier du monde en 2014 et Master Sommelier depuis 2016, il est rentré au Québec en 2017, pour se faire un nom dans son pays.

En juin dernier, il remportait le titre de Meilleur sommelier du Québec. En septembre, sa deuxième position au concours du Meilleur sommelier du Canada lui a assuré une place à celui des Amériques.

Le jeune homme doit son ouverture aux plaisirs de la table à sa maman, une exploratrice culinaire de la première heure. « Et il y avait toujours du vin sur la table, entre autres des bouteilles qu’elle rapportait de France. »

Après le cégep, le jeune Pier-Alexis hésitait entre deux domaines : les sciences politiques et la sommellerie. Un de ses professeurs l’a encouragé à voir si l’univers du vin lui plaisait vraiment. « Au pire, dans un an, tu t’inscriras à l’université », lui avait-il dit. Finalement, l’œnophile a pris le dessus.

« J’ai eu la chance de savoir très tôt ce que je voulais faire dans la vie. Comme dans Harry Potter, j’ai attrapé la balle magique tellement vite que je n’ai pas eu le temps de me poser de questions. J’ai obtenu mon diplôme de base, à Québec, mais ce n’était pas assez. Je suis venu à Montréal pour suivre le cours d’analyse sensorielle des vins du monde à l’ITHQ, puis j’ai continué à Suze-la-Rousse, en France. Et ce n’était toujours pas assez. J’étais jeune, motivé, travaillant et j’emmagasinais bien la matière. Alors, pourquoi ne pas continuer ? »

S’il pousse autant, c’est aussi pour aider à la reconnaissance du métier.

« Il y a beaucoup de gens qui ne prennent pas la restauration très au sérieux. Je trouve que les concours donnent une certaine légitimité au milieu. »

— Pier-Alexis Soulière

Pour se préparer, il s’est plus que jamais entouré d’un grand nombre d’œnophiles très dynamiques, ayant un bagage et des goûts très différents. Sommelier de l’année aux Lauriers de la gastronomie, Marc Lamarre, du Clocher penché, à Québec, lui a par exemple fait déguster des vins un peu « champ gauche ».

Pier-Alexis vise-t-il une participation au concours du Meilleur sommelier du monde ? « Je vais prendre le temps d’atterrir après le concours des Amériques. La préparation a été longue et rigoureuse. Sur le plan professionnel, j’ai vécu des moments difficiles, parce que j’étais loin de chez moi, parce que je travaillais dans des restaurants exigeants. Je suis ouvert à tout, pour l’avenir, mais j’essaie surtout de vivre le moment présent. »

Ce que Pier-Alexis aime

Pendant les semaines qui précèdent un concours, Pier-Alexis ne boit pas. Il remplit des crachoirs ! Mais il avoue quand même avoir un faible pour les vins élaborés à partir de vieilles vignes de carignan. « À l’époque, ces vignes étaient plantées pour faire de la surproduction. Mais lorsqu’elles sont centenaires et que les rendements sont plus limités, le vin qui en résulte est délicieux. » Un exemple : issue du Domaine Ferrer-Ribière, dans le Languedoc, la cuvée Les centenaires 2014 est décrite comme une bombe de fruit, pleine de fraîcheur, à servir un peu refroidie.

On trouve le Domaine Ferrer-Ribière Les centenaires 2014 à la SAQ en ce moment.

Carl Villeneuve-Lepage

Les sommeliers de concours sont-ils les doctorants du vin ? Sans doute un peu. Chose certaine, Carl Villeneuve-Lepage a le profil de l’étudiant au long cours (avec salaire !).

« Moi, je carbure aux défis. J’ai toujours été comme ça, pour le sport, pour la musique et pour le vin. Ça me donne des buts à atteindre. Et en plus, j’aime les moments d’étude et de préparation. Ce n’est pas du tout de la torture pour moi. Ça ne m’empêche pas de dormir. »

Le gagnant du titre de Meilleur sommelier du Canada a la chance de partager sa vie avec une autre athlète des papilles, Mylène Poisson. Cette dernière, sommelière à la Maison Boulud, affrontait Pier-Alexis Soulière et Joris Gutierrez Garcia au concours québécois, au printemps dernier.

« Elle m’aide beaucoup dans mon entraînement. J’apprends d’elle autant qu’elle apprend de moi. » L’employeur de Carl, le Toqué !, l’aide également, en payant une bonne partie de la facture de vin.

« Ces temps-ci, le restaurant est comme une mini-école pour les employés du Toqué ! Ils sont conviés à mes entraînements. On déguste à l’aveugle presque tous les jours. »

— Carl Villeneuve-Lepage

L’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec a également débloqué des fonds pour que Carl ait accès à sa cave de garde pour se préparer. Il estime à au moins 10 000 $, voire 15 000 $ le coût d’un entraînement pour un concours comme celui auquel il s’apprête à participer.

Certaines des plus belles retombées de ses victoires sont sans doute les voyages. Les « meilleurs sommeliers » et Master Sommeliers sont souvent invités à faire des séjours dans les vignobles chiliens, autrichiens, portugais, etc. À l’automne, Carl ira faire les vendanges en Californie et visiter la Chine.

Chose certaine, il ne se voit pas ranger ses cartes du vignoble bourguignon, ses livres, ni ses verres de dégustation après le concours de la fin mai. Il lui reste un titre de Master Sommelier à conquérir et, qui sait, peut-être un podium mondial, un jour ?

Ce que Carl aime

Ces jours-ci, Carl déguste des dizaines de vins par semaine. Mais lorsqu’il est temps de boire, il a envie de blancs très vifs. «C’est l’appel du soleil, explique-t-il. À ce temps-ci de l’année, j’ai toujours un grüner veltliner au frigo, pour quand il commence à faire chaud.» Sur la photo, on voit de beaux exemples de vins blancs désaltérants: un chablis, un riesling allemand, un grüner et un bourgogne aligoté.

On trouve le Weingut Loimer 'Lois' Grüner Vetliner 2016 à la SAQ en ce moment.

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