Science

« Plier » une goutte d’eau pour détecter le cancer

Imaginez des tests portatifs capables de diagnostiquer une grippe, un cancer ou le VIH en un clin d’œil. Ce vieux rêve se bute toutefois à un problème majeur : dans les mini-laboratoires sur puce conçus pour faire ce travail, liquides et réactifs se mélangent, bousillant les analyses. Des chercheurs de Polytechnique Montréal et d’IBM Zurich ont trouvé une façon de « plier » des gouttes de liquide pour les empêcher de se disperser. Leur découverte a été publiée dans la prestigieuse revue Nature.

Le rêve

Quelques gouttes d’urine sur un bâtonnet, et voilà : en quelques minutes, on sait s’il faut préparer la chambre de bébé ou non. Portatif, rapide et facile à utiliser par le patient lui-même, le test de grossesse est un peu la Formule 1 des analyses médicales. Les chercheurs rêvent depuis longtemps de tests semblables capables de diagnostiquer toutes sortes de maladies et de détecter la présence de bactéries ou de virus. Mais à part le test de glucose pour les diabétiques et le fameux test de grossesse, les promesses tardent à se concrétiser. « Le test de grossesse marche bien parce qu’on détecte une hormone ultra-abondante quand la femme est enceinte, et quasi absente quand elle ne l’est pas. Dans la plupart des cas, c’est plus compliqué. Les marqueurs du cancer, par exemple, sont toujours présents. C’est leur concentration qui indique un problème », explique Thomas Gervais, directeur du laboratoire de microfluidique pour l’oncologie à Polytechnique Montréal.

Le problème

Pour détecter des conditions complexes, il faut reproduire en miniature, sur une puce, des opérations qui se font normalement en laboratoire. Une goutte de sang, d’urine ou de salive doit réagir avec plusieurs produits appelés réactifs dans une séquence bien précise pour révéler ce qu’elle contient. Les chercheurs ont déjà fait des progrès. Grâce aux imprimantes à jet d’encre, ils déposent d’infimes gouttes de ces réactifs sur les puces. Ces gouttes sèchent et laissent des résidus. On peut ensuite placer le test sur la tablette d’une pharmacie, par exemple, jusqu’à ce qu’une goutte de sang, d’urine ou de salive vienne réactiver les réactifs. Le problème est qu’à l’intérieur de ces laboratoires miniatures, tout finit par se mélanger. La goutte disperse les réactifs, les mélange entre eux et bousille la séquence des réactions qui avait été savamment planifiée. Résultat : l’analyse prend l’eau, littéralement.

La découverte

Dans les laboratoires du géant IBM, à Zurich, en Suisse, des chercheurs essaient depuis longtemps de régler ce problème en testant toutes sortes de configurations pour leurs dispositifs miniatures. Un jour, ils tentent de placer de petites tranchées ou des protubérances en forme de rails dans les microcanaux qui conduisent les liquides dans les puces. Surprise : les liquides se comportent de façon beaucoup plus disciplinée. « Ça s’est fait par essais-erreurs, en cherchant diverses façons de garder les réactifs en place. C’est un mélange de découverte fortuite et de hasard dirigé », raconte Thomas Gervais, de Polytechnique Montréal.

Le coup de fil

Les chercheurs de Zurich s’empressent de faire breveter leurs nouvelles structures, mais ne comprennent pas parfaitement pourquoi elles fonctionnent. « J’ai reçu un coup de téléphone », raconte Thomas Gervais, qui avait déjà rencontré l’un des chercheurs d’IBM lors d’un congrès. « Ils avaient trouvé un effet, mais il n’était pas bien caractérisé ni bien maîtrisé. Ils m’ont demandé si je pouvais expliquer ce qui se passait. » Le professeur Gervais a mis un étudiant sur le coup, Samuel Castonguay. Ce qui devait être un projet d’été s’est transformé en thèse de doctorat. Les chercheurs québécois ont dû dépoussiérer des concepts mathématiques peu connus développés dans les années 50 pour décrire la pénétration de gouttes d’huile dans l’eau. Après des années d’efforts, ils sont parvenus à pondre des modèles informatiques capables d’expliquer l’écoulement des liquides dans les puces fabriquées par les chercheurs suisses.

La théorie

Thomas Gervais et Samuel Castonguay ont découvert que ce qui est à l’œuvre dans les laboratoires miniatures d’IBM est un phénomène méconnu appelé « autocoalescence des liquides ». Plutôt que de s’écouler normalement dans le microcanal du dispositif, la goutte de liquide (sang, urine ou salive) se sépare en deux. Comme un serpent qui court après sa queue, elle finit par se « rattraper » et fusionne avec elle-même. Bref, elle se « plie » pour circuler dans le canal. Cela fait en sorte qu’elle s’y promène de façon beaucoup plus ordonnée et ne disperse pas les réactifs qui s’y trouvent. « Avec ça, on peut faire des réactions complexes, avec plusieurs réactifs, avec des temps et des concentrations contrôlés », explique Thomas Gervais.

Les espoirs

Forts de cette théorie, les chercheurs à Zurich sont parvenus à fabriquer deux dispositifs fonctionnels. Le premier est capable de détecter une enzyme appelée glucose-6-phosphate déshydrogénase, dont un déficit provoque une maladie appelée favisme. Le deuxième peut amplifier de l’ADN, technique souvent utilisée dans le diagnostic de maladies. Les chercheurs espèrent maintenant que des entreprises pharmaceutiques utiliseront ces configurations pour concevoir des dispositifs capables d’établir toutes sortes de diagnostics.

« On espère que plusieurs entreprises pharmaceutiques diront : nous avons un test qui marche bien en laboratoire, on aimerait l’essayer dans votre dispositif. Et si ça fonctionne, on aura des tests pour que les gens puissent faire du suivi personnalisé de leur santé », dit Thomas Gervais.

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