CHAPITRE 2

L'opération d'urgence 

À 1 h 10 du matin, le Dr Jeremy Grushka est rentré depuis peu de temps à la maison après une soirée chargée au Centre de traumatologie de l’Hôpital général de Montréal lorsqu’il reçoit le message sur son téléavertisseur : « trauma team to trauma room » (équipe de traumatologie à la salle de traumatologie).

Le « code trauma » est activé.

Le chirurgien de 38 ans saute sans attendre dans sa voiture. Il arrive à l’hôpital situé au centre-ville de Montréal, avenue Cedar, 10 minutes à peine après avoir reçu le message.

Aux urgences, le voyant bleu indiquant qu’un patient traumatisé est en route s’allume. Tout le personnel est en état d’alerte.

Des infirmières, un inhalothérapeute, une résidente en traumatologie et un urgentologue attendent Mme Brandes dans la salle de réanimation. Un préposé s’assure que le corridor menant à la salle soit libre pour le passage de la civière.

Le bloc opératoire – situé huit étages au-dessus de la salle de réanimation – est aussi informé qu’une patiente pourrait avoir besoin d’une opération dans les secondes suivant son admission. Un ascenseur est réservé. Le protocole de transfusion massive de sang est activé.

En réanimation

À son arrivée à l’hôpital, à 1 h 19, la patiente – toujours consciente, mais faible – est envoyée directement en salle de réanimation. « Quand j’ai vu la salle pleine de médecins, j’ai compris que c’était sérieux », raconte la jeune femme.

Dès qu’il passe les portes des urgences, à 1 h 20, le Dr Grushka met une blouse, un masque et des gants stériles.

La patiente est très pâle. Elle a perdu beaucoup de sang. Elle sait où elle se trouve.

L’équipe de traumatologie peut voir la lame bouger dans le cou de la patiente au rythme des pulsations de son cœur.

On lui fait passer une radiographie des poumons en raison du risque que le couteau soit descendu dans la trachée. À ce moment-là, il aurait été impossible de l’intuber. Il aurait fallu pratiquer une trachéotomie d’urgence.

Bonne nouvelle : il n’y a pas de sang dans les poumons. Avec l’inhalothérapeute, le chirurgien prend la décision d’intuber la jeune femme au bloc opératoire.

À 1 h 40, on la monte au 8e étage.

« On a une jeune femme de 27 ans poignardée au cou. De grands vaisseaux de la poitrine et du cou peuvent être atteints. On s’inquiète pour l’artère carotide, l’artère sous-clavière, l’aorte et les veines jugulaires, résume le Dr Grushka. Il y a un saignement actif qui sort du couteau et on voit un hématome au cou, donc il y a des blessures au niveau des vaisseaux. »

Les montagnes russes

Comme avant chacune des opérations qu’il pratique – même les plus urgentes –, le Dr Grushka prend trois secondes pour demander les prénoms de tout le personnel présent au bloc opératoire. « Commencer une opération sur un patient traumatisé, c’est l’équivalent d’être au sommet de montagnes russes avant que la voiture entame sa chute, illustre le jeune chirurgien. Il faut vraiment être sur la même longueur d’onde avant de plonger. »

Dès le départ, le travail du chirurgien est facilité par le fait que le couteau se trouve toujours dans le cou de la patiente. « Dans les films, tu vois toujours les gens retirer les couteaux le plus vite possible. Dans la réalité, c’est la pire chose à faire, dit le Dr Grushka. Si tu ne fais pas une bonne dissection avant de retirer la lame, ça peut causer des blessures encore plus graves. »

En incisant la peau, puis en séparant les muscles pour bien voir la trajectoire du couteau, le chirurgien découvre que la lame est passée à un millimètre de l’artère carotide. « Si la lame avait touché la carotide, j’aurais toujours pu la réparer, mais la patiente aurait eu des dommages encore plus sérieux, explique le médecin. Les risques d’accident cérébrovasculaire auraient été élevés. »

La mauvaise nouvelle, c’est que le couteau a détruit plusieurs muscles. Un grand nerf qui donne les sensations au bras gauche a été endommagé.

« C’est une blessure grave pour n’importe qui, mais encore plus pour Smadar, puisqu’elle est musicienne », dit le chirurgien.

La jeune femme joue du violoncelle depuis l’âge de 9 ans.

Durant les trois heures suivantes, le Dr Grushka s’affaire à retirer la lame, puis à réparer les veines jugulaires interne et externe ainsi que plusieurs muscles avant de refermer la plaie. La patiente reçoit deux culots de sang et deux autres de plasma.

« Smadar doit sa survie au fait qu’elle était près du Centre de traumatologie quand c’est arrivé. C’est le genre de blessure où tu peux mourir au bout de ton sang. » — Le Dr Jeremy Grushka

La jeune femme est ensuite emmenée aux soins intensifs où elle est placée sous ventilation artificielle.

Une infirmière a fait des allers-retours entre le bloc opératoire et une salle réservée à la famille des patients traumatisés pour tenir les proches de la jeune femme au courant des développements.

Lorsque le chirurgien pénètre à son tour dans la petite salle à la lumière tamisée, les parents et le mari de Mme Brandes lui jettent des regards inquiets. « La vie de Smadar est sauvée. Elle est dans un état stable », leur annonce-t-il. Ils fondent en larmes et s’enlacent.

Le médecin spécialiste leur adresse toutefois une mise en garde : on ne peut jamais être sûr qu’il n’y aura pas de complications avec un patient traumatisé.

Quelques heures après son réveil, Mme Brandes n’a presque pas de sensations dans les doigts de la main gauche. Cela peut rentrer dans l’ordre d’ici quelques jours lorsque l’inflammation va diminuer, la rassurent les médecins.

Mais après lui avoir fait passer plusieurs tests, un plasticien lui annonce que sa main gauche ne sera « jamais plus normale ».

Quatre jours après son arrivée, elle obtient son congé de l’hôpital. La jeune femme est heureuse d’être en vie, mais résignée à ne plus jamais pouvoir jouer du violoncelle.

Le Centre de traumatologie de l’Hôpital général de Montréal en bref

L’Hôpital général de Montréal traite près de 10 000 patients en traumatologie par an, dont environ 1600 ont été hospitalisés dans la dernière année.

Environ 85 % des cas concernent des accidents comme des chutes, des accidents impliquant des véhicules motorisés (moto, auto) dont les victimes sont des passagers ou des piétons, ainsi que des accidents de vélo.

Les autres cas (15 %) sont des blessures par balle ou au moyen d’un couteau (ou autre objet).

Avant les années 90, le taux de mortalité chez les patients traumatisés était de 50 %. Depuis la mise en place du système de traumatologie dans l’ensemble du Québec en 1993, menée par le Dr David S. Mulder (connu du public en tant que chirurgien en chef du Canadien de Montréal), ce taux a chuté à 5 %.

Le Centre de traumatologie David S. Mulder de l’Hôpital général de Montréal a d’ailleurs été nommé en son honneur.

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