Chronique

Les p’tits juges qui disent « oui »

Le plus grave de cette histoire n’est pas que la police ait voulu espionner Patrick Lagacé. C’est qu’un juge de paix l’ait laissée faire aussi facilement.

J’ai dit « le plus grave ». Bien sûr, il est totalement inacceptable que la police d’une grande ville comme Montréal trouve normal de surveiller le téléphone cellulaire d’un journaliste pendant des mois, et mieux encore, d’obtenir ses données de géolocalisation en temps réel. Tout ça pour quoi ? Parce que le journaliste a commis une infraction ? Non. Parce qu’on va résoudre un crime grave ainsi ? Pas du tout. L’opération d’espionnage servait uniquement à savoir si un policier parlait avec le journaliste. Le policier ? Peut-être… des policiers…

Chose certaine, ça n’allait aucunement permettre de résoudre le crime dont on accuse ces policiers.

Oui, c’est grave. C’est carrément de l’abus de pouvoir policier.

Mais sans l’accepter, j’en ai trop vu pour être totalement surpris de ce genre d’abus. C’est presque une seconde nature pour la police que de pousser le bouchon au maximum, toujours au nom de la lutte contre le crime, bien entendu.

C’est pour cette raison très précise qu’il faut une autorisation d’un juge avant de laisser la police entrer dans une maison, ou écouter des conversations téléphoniques, ou obtenir des données de cellulaire.

Dans notre système, les libertés publiques sont protégées par ces juges, qui doivent exiger des preuves de la police avant de les laisser faire des intrusions dans la vie privée. Et exiger qu’ils rendent des comptes après ces opérations.

C’est un rôle fondamental que remplissent les juges de paix, en démocratie. Ils sont seuls avec des policiers à qui ils doivent accorder ou non un mandat. Pour des raisons évidentes, quand la police veut obtenir un mandat, cela se fait à huis clos. Il n’y a pas de contradicteur devant le policier (on n’avertit pas un suspect qu’on va aller fouiller chez lui). Les procureurs du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP), bien souvent, ne sont même pas informés de ces démarches.

Il est donc de la plus haute importance que les juges qui autorisent ces mandats exercent leur pouvoir autrement que comme des robots ou des imprimantes.

C’est donc ça, le pire.

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Quand il est question d’espionner un membre d’un média, une lumière rouge devrait s’allumer.

S’il s’agit d’un mandat visant un bureau d’avocats, la procédure est très encadrée, pour protéger les secrets professionnels. S’il s’agit d’un média ? La Cour suprême, depuis 1991, a dit que les médias sont un cas à part et que plusieurs critères doivent être respectés, pour que les médias puissent travailler librement.

Une directive, qui reprend ces principes, a été écrite pour les procureurs du Québec en ce qui concerne la « saisie de matériel journalistique ». Dans la mesure où un procureur est mis au courant qu’un policier veut aller chercher du matériel dans une salle de rédaction, le procureur doit en aviser le procureur en chef. Il doit aussi s’assurer de la suffisance des motifs.

Les juges de paix Sylvie Marcotte et Nicole Martin ont tout de même permis la saisie de l’ordinateur du journaliste Michaël Nguyen avec une dénonciation archi-mince qui ne discute même pas du « problème » d’aller saisir l’ordinateur d’un journaliste.

Dans le cas du confrère Lagacé, il ne s’agit pas de « matériel ». En effet, les cas classiques concernent des saisies de vidéo après une émeute ou une scène de vandalisme filmée par un média. Les médias s’y opposent depuis toujours, ne voulant pas être perçus comme des agents de la police sur la place publique. Mais à tout le moins, on peut arguer qu’une bonne partie du « matériel » n’est nullement confidentielle. Il a été filmé généralement sur la place publique, largement diffusé, même.

Ce que la juge Josée de Carufel a autorisé dans le cas du confrère Lagacé est bien pire. Les enquêteurs avaient les moyens de suivre toutes les allées et venues du journaliste – ils disent ne pas s’en être servi, mais ils ont eu l’autorisation ! Ils ont pu voir quel politicien, quel informateur l’appelait jour après jour pendant au moins cinq mois.

L’intrusion allait donc beaucoup plus loin que d’aller chercher une vidéo de scène de rue. Ça visait le cœur même du travail journalistique.

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Il ne s’agit pas de réclamer une immunité pour les journalistes : le chroniqueur n’est soupçonné de rien. Il ne s’agit pas non plus de sanctifier le travail journalistique. On peut imaginer en principe un cas où la résolution d’un crime grave passe par la collecte de données d’un représentant des médias.

Mais ici ? Que voulait-on accomplir ? On voulait trouver des fuites dans le service de police, une préoccupation de déontologie qui ne faisait absolument pas avancer l’enquête criminelle. On voulait envoyer un message aux policiers : gare à ceux qui parlent.

Toute l’opération d’espionnage était injustifiable. Mais elle n’aurait pas eu lieu si la juge censée dire « non » quand ça compte n’avait pas dit « oui » aussi facilement.

Les juges de paix sont une catégorie à part dans notre système. Ils se lamentent depuis longtemps de ne pas avoir le même traitement que les « vrais » juges de la Cour du Québec, qui entendent des procès. Ils sont allés jusqu’en Cour suprême pour ça.

Mais s’ils ne savent pas ce que c’est qu’un contrepoids dans une démocratie constitutionnelle, s’ils ne savent pas la différence entre une source journalistique et un épi de maïs, qu’ils ne se plaignent pas d’être considérés comme des p’tits juges. Tout petits.

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