Le drame de l’incomplétude
Il est d’usage, chez les francophones, de célébrer sans ambages ni nuances la loi 101. D’y voir, pour les plus modérés, un essentiel organe légal de défense du fait français au Québec et, pour les plus radicaux, un rempart sacré contre la dilution de la culture québécoise dans l’esprit anglo-saxon.
Cette année, avec le 40e anniversaire de cette loi chérie des indépendantistes, encore vue par nombre d’anglophones comme une oppression tyrannique de leurs droits par la vile majorité francophone, nous n’échapperons pas aux déplorables doléances des uns et aux prévisibles congratulations des autres.
Il convient toutefois aujourd’hui d’aller au-delà des discours habituels et des analyses classiques.
Il est impératif de pousser maintenant plus loin notre réflexion afin d’être en mesure de dresser de nos lois linguistiques un bilan valable nous permettant d’appréhender correctement la suite des choses. Beaucoup se contenteront de se demander si ces dernières ont aidé ou nui à l’avancement du Québec.
Pour répondre à cette question, on proposera classiquement d’observer l’évolution de diverses variables depuis l’entrée en vigueur de ces lois – économiques, démographiques. On tentera ainsi de quantifier l’impact de ces dernières sur la société, mais on passera, me semble-t-il, à côté de l’essentiel. L’analyse statistique permet-elle de prendre dans toute son ampleur et sa complexité la mesure d’un peuple ? Le destin national – car c’est cela qui, ultimement, nous préoccupe – réside-t-il dans l’examen de diverses variables chiffrées ?
Rien ne me semble plus réducteur et éloigné d’une des meilleures définitions de la nation que l’histoire nous ait donnée, soit celle proposée par Ernest Renan dans sa conférence « Qu’est-ce qu’une nation ? », prononcée à la Sorbonne en 1887 :
« Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. »
On touche ici au problème fondamental qui affecte la loi 101 et qui m’oblige à prendre une distance considérable autant des célébrations entourant son anniversaire que des doléances des communautés anglophones qui se gargarisent de leur absurde statut de minorité opprimée pour la condamner en bloc.
Peut-on protéger l’âme d’un peuple par une loi ? Rien n’est moins sûr et mon diagnostic est sévère.
La loi 101 nous a installés, Québécois, un peu dans la position de la France de 1940 qui s’imaginait que jamais les Allemands ne passeraient la ligne Maginot.
Or, pour reprendre les paroles du lucide abbé Groulx, « à concentrer presque toutes nos luttes autour de la conservation de la langue, n’en serions-nous pas à cette méprise de prendre un moyen pour un résultat ? En d’autres termes, n’en serions-nous pas à croire qu’il suffirait de parler français pour rester français ? » C’est à cette méprise que nous mènent – hélas ! – la loi 101 et ses dérivés subséquents.
Cette anesthésie collective qui nous afflige aujourd’hui et qui nous fait consentir tristement au « vertueux » régime canadien sous prétexte qu’au fond, « tout va très bien, madame la marquise » vient en partie de cette conviction que des statistiques favorables et une loi linguistique suffisent à assurer notre exceptionnalité culturelle.
Or, le fait français au Québec dépasse très largement la simple question de l’utilisation d’une langue particulière comme outil de communication et la taille d’une police de caractère sur une réclame commerciale. Cette manie moderne de ne considérer comme valable que l’aspect immédiatement fonctionnel des choses nous empêche d’accéder à l’essentiel. La sauvegarde de l’âme québécoise face à l’avancée fulgurante du rouleau compresseur culturel qu’est l’esprit anglo-protestant dans le monde est une affaire de culture artistique, politique, de coeur et d’héritage qui transcende de beaucoup les domaines du droit et de l’analyse statistique.
La loi 101 est nécessaire. Elle a certes été dramatiquement érodée par le pouvoir fédéral au nom de la Charte de 1982, mais là n’est pas sa plus grande insuffisance. Nous ne pourrons jamais persister collectivement en étant satisfaits de nous abriter derrière l’inéluctable incomplétude d’une loi.