La Presse aux Mondiaux de Seefeld

À l’aube de son dernier skiathlon, Alex Harvey est fébrile et confiant, alors que son coéquipier Len Valjas, qui l’épaulera au sprint par équipes demain, s’apprête à livrer lui aussi un dernier effort. Rencontres avec deux futurs retraités.

Alex Harvey

« Il va falloir serrer les dents »

Seefeld, — Autriche — Après une séance d’entraînement sous la pluie, Alex Harvey a interrompu sa lecture d’après-midi pour répondre aux questions de La Presse, hier.

C’était l’heure habituelle de la sieste, mais le fondeur préférait rester éveillé à moins de 24 heures de l’une des courses les plus importantes de sa carrière.

« Je m’allonge, mais vu que la course est en après-midi, je préfère ne pas dormir », a-t-il expliqué au lendemain de sa 16e place encourageante au sprint individuel des Championnats du monde de Seefeld.

Il était plongé dans The Boys in the Boat, l’aventure de huit rameurs américains issus de milieux modestes et partis à la conquête de la médaille d’or aux Jeux olympiques de Berlin, dans l’Allemagne nazie de 1936. Une suggestion de son ami Devon Kershaw, son ex-coéquipier qui travaille aux Mondiaux comme consultant pour Eurosport et comme technicien pour l’équipe de Norvège, son pays d’adoption.

Ça le change du Code civil ou de la jurisprudence, qu’il met de côté en décembre après le dernier examen de sa session automnale de droit à l’Université Laval. L’athlète de 30 ans doit encore finir quatre cours avant d’obtenir son baccalauréat commencé en… 2008. Il veut être admis au barreau en janvier 2020.

« Je vais pouvoir continuer à faire du sport la fin de semaine, mais il va falloir que je trouve l’adrénaline de la compétition ailleurs. »

— Alex Harvey

« Je pense que je vais la trouver dans ce domaine-là un peu. Le droit, c’est compétitif, quand même », anticipait le futur retraité en début de semaine.

Celui qui se voit comme un futur criminaliste plaidera d’abord sa propre cause, aujourd’hui, au skiathlon de 30 km (départ à 6 h 30, HNE), son épreuve préférée qu’il n’a pas encore eu l’occasion de disputer une seule fois depuis le début de la saison.

Cette combinaison de 15 km classique et de 15 km style libre exige beaucoup d’espace et un large déploiement logistique pour les organisateurs, a relevé Harvey. Il se demande si la discipline ne va pas carrément disparaître d’ici les prochains Mondiaux.

Raison de plus pour marquer le coup. En 2015, à Falun, le fondeur de Saint-Ferréol-les-Neiges avait gagné le bronze deux jours après une médaille d’argent au sprint individuel. Deux ans plus tard, à Lahti, il avait payé cher une erreur de positionnement. Relégué au cinquième rang, il avait fini en pleurs sur la table du physiothérapeute, persuadé qu’il venait de gâcher une chance unique.

« C’est un apprentissage, c’est sûr, et je l’avais mis en pratique en restant en avant au 50 km », a souligné le médaillé d’or sur la distance.

Ce ne sera pas différent à Seefeld, où les pistes sont néanmoins plus larges et donc moins à risque d’emboîter des compétiteurs.

Harvey prévoit un tempo très rapide dès le départ en classique, dont la côte principale est plus sélective. D’autant qu’Iivo Niskanen et Alexander Bolshunov, deux spécialistes de la technique, seront de la partie, ce qui a un peu surpris le Canadien, qui s’attendait à ce qu’ils se préservent pour le sprint par équipes classique du lendemain. À l’entraînement hier, le Finlandais lui a confirmé sa participation, tandis qu’il a aperçu le Russe chaussé de bottes hybrides propres au skiathlon.

« Je m’attends à un rythme élevé, peut-être dès le deuxième tour sur quatre en classique. Il va falloir serrer les dents. »

— Alex Harvey

« Mais comme il y a une longue descente chaque fois qu’on revient dans le stade, on devrait être capables de rester en groupe. J’ai l’impression que ça va sortir par l’arrière assez tôt dans la course. Je me prépare pour ça. »

Pour la portion en style libre, il envisage une mise en route des Norvégiens avec 5 km à faire, comme aux Jeux olympiques de PyeongChang où ils avaient fait le ménage avant de monopoliser le podium. Pour donner une idée de la puissance du pays scandinave, Simen Hegstad Krüger, médaillé d’or ce jour-là, est seulement premier remplaçant à Seefeld.

Un tel scénario ne serait pas à l’avantage de Johannes Høsflot Klæbo, gagnant du sprint jeudi, mais gare à ses rivaux si le jeune Norvégien est encore dans le groupe de tête dans les ultimes hectomètres. S’il n’a pas trop souffert en classique, le Russe Sergey Ustiugov, motivé par son dossard de tenant du titre, sera un autre à surveiller, surtout après son humiliation au sprint, où il a été disqualifié pour son altercation avec Klæbo dans l’aire d’arrivée.

Discret depuis le début de l’hiver, le Suisse Dario Cologna est incontournable en grand championnat, comme le rappellent bruyamment ses partisans et leurs cloches à vache géantes.

Huitième à PyeongChang, Harvey se voit encore parmi les prétendants. Rassuré par la souplesse de ses jambes à l’entraînement hier, il restera « sur [ses] gardes tout le long de la course ».

« Je suis fébrile, excité, mais comme pour les autres fois. C’est rare que je sois vraiment stressé. J’aurai des papillons dans le ventre, ça me prendra un peu plus de temps avant de m’endormir, comme avant le sprint, la première Coupe du monde de l’année ou le Tour de ski. C’est juste qu’aux Championnats du monde, chaque course peut tellement avoir un gros impact. » Surtout quand il en reste trois ou quatre.

Entrée en scène de Cendrine Browne

Cendrine Browne fera son entrée aux Championnats du monde en s’alignant au skiathlon de 15 km en matinée. La skieuse de Saint-Jérôme avait fini 33e à cette épreuve aux Jeux olympiques de PyeongChang. Katerine Stewart-Jones, de Chelsea, et l’Albertaine Maya MacIsaac-Jones seront les deux autres partantes. Chez les hommes, Evan Palmer-Charrette et Scott Hill compléteront l’effectif canadien.

Len Valjas

L’autre futur retraité

Sans tambour ni trompette, le Torontois Len Valjas prendra lui aussi sa retraite à l’âge de 30 ans à la fin de la saison. L’auteur de sept podiums en Coupe du monde, dont une victoire avec Alex Harvey en 2017, espère livrer une dernière grande performance avec son ami au sprint par équipes des Championnats du monde de Seefeld, demain.

Comment as-tu réagi quand Alex t’a annoncé sa retraite prochaine, mardi soir ?

Je me suis juste assuré que c’était pour vrai, cette fois… Parce que j’avais entendu des rumeurs, on en avait parlé. Il m’a assuré que oui. C’est triste, mais je prends ma retraite aussi. En quelque sorte, c’est bien, parce que si je continuais, je serais très triste et j’essaierais de le convaincre de poursuivre ! À un moment donné, tu as ce feeling. On adore la course de ski de fond et c’est pourquoi on en fait. On ne fait pas ça pour l’argent ou la gloire. On adore ça. Je ne veux pas parler à la place d’Alex, mais tu sais quoi ? J’en ai eu assez. On travaille fort. Ce n’est pas un job normal, mais c’est fatigant à sa façon. J’adore toujours skier, mais c’est le temps pour moi de passer à autre chose que la compétition.

Que lui as-tu dit sur le coup ?

Qu’il prenait la bonne décision. Bien sûr, si j’avais été dans ses souliers, j’aurais continué ! Simplement parce que je n’ai pas fait d’argent de toute ma carrière. C’est parfois dur de croire qu’il arrête alors qu’il a de bons commanditaires, du bon soutien, mais je comprends. Ce n’est pas une question d’argent. Si ce l’était, il skierait pour toujours. En même temps, il se retire alors qu’il est au sommet. Il y a quelque chose de cool à ça également. S’il skiait huit années de plus, qu’il ralentissait et se faisait rattraper par des jeunes plus rapides, ça pourrait laisser un goût amer. Je respecte cela. Aussi triste que ça puisse être pour ses coéquipiers, ses fans au Québec et au Canada. On veut voir le Canada gagner des médailles à des Coupes du monde. Notre meilleure chance a toujours été Alex.

Son départ créera un grand vide…

Je suis honoré d’avoir pu skier avec Devon Kershaw, Ivan [Babikov] et Alex. Ces trois-là étaient mes idoles, en quelque sorte. Voyager avec eux pendant six ou sept ans, je ne peux rien demander de mieux. J’ai le sentiment d’avoir skié dans l’âge d’or du ski de fond à cause d’Alex, de Devon et d’Ivan. Je n’aurais jamais atteint ce niveau sans eux. Je ne crois pas que je serais monté sur un podium en Coupe du monde si je n’avais vu mes coéquipiers le faire et ne m’étais dit : « Oh ! Je peux parfois tenir leur rythme. Peut-être que je peux gagner mes propres médailles. » Leur héritage est énorme pour le programme. Les jeunes vont toujours regarder Alex et se dire : « Wow, c’est le meilleur. »

C’est possible de suivre ses traces ?

Bien sûr que oui. On a tous des parcours différents. Alex était vraiment dedans, son père était un grand athlète olympique. Il avait tout pour lui, il est le meilleur que le Canada ait jamais connu. Et puis, tu as Devon, qui a grandi comme coureur à pied à Sudbury. Moi, j’ai grandi à Toronto et je ne skiais pas tant que ça avant l’âge de 20 ans. Qui que tu sois, il y a toujours une chance. C’est ce qui est bien avec le ski. Tu n’as pas besoin de peser 300 livres comme au football. Devon mesure un pied de moins que moi. Il gagne des médailles, et le lendemain, c’est moi. Chacun a sa chance et j’espère que ce qu’Alex a fait inspirera des jeunes. Au moins pour cette transition, en attendant qu’on ait un autre Alex Harvey dans le programme.

En vois-tu ?

Quelques juniors obtiennent les mêmes résultats qu’Alex au même âge : Thomas Stephen, Xavier McKeever, le fils de Robin [McKeever], et Milaine Thériault [deux anciens membres de l’équipe canadienne], Rémi Drolet, septième aux Mondiaux juniors. Certains rivalisent avec Alex, d’autres sont un peu en arrière, mais ils sont dans le coup. Évidemment, quand tu es si jeune, tu ne sais pas quelle tendance tu vas prendre.

Quand as-tu pris la décision de te retirer ?

À la fin des Jeux olympiques de PyeongChang, je pensais que c’était fini. Mais la saison entière a été si difficile sur le plan mental. J’avais le dos cassé et je ne l’ai jamais traité parce qu’on ne l’a pas su pendant si longtemps. C’était vraiment douloureux à chaque course et j’étais frustré. J’avais une hernie et une vertèbre thoracique fêlée à la jonction de la côte. On l’a découvert un mois avant les Jeux. J’ai fini septième [au sprint], c’était fantastique. J’aurais probablement pu faire mieux [si ma santé avait été meilleure], mais j’étais déjà heureux d’avoir réussi cela. Mais je n’ai pas eu de plaisir de la saison et ça m’a laissé un goût amer. Ce n’était pas moi, ça.

Dans un article, tu as même critiqué Ski de fond Canada de ne pas avoir cru que tu étais blessé…

Oui, j’étais fâché contre tout. Au printemps, j’ai dit : « Vous savez quoi ? Je n’arrête pas ma carrière fâché comme ça. Je vais essayer une autre saison. » J’ai pris un bon repos durant l’été. Je ne pouvais pas faire de ski à roulettes à cause de l’impact. Je suis parti de très loin, mais je me suis bien entraîné à l’automne et l’hiver. Je suis heureux de mon ski, mais il m’en manque toujours un peu à chaque course. Cette fois, quand je vais me retirer, je serai fier de ma carrière, de ce que j’ai accompli, et je n’aurai pas l’impression que l’an dernier a été une perte de temps.

Comptes-tu participer aux dernières Coupes du monde ?

Je n’irai pas à Oslo, mais je serai [aux finales de] Québec parce qu’Alex va faire un gros party ! Je profiterai aussi de son absence aux championnats nationaux pour essayer de lui voler quelques titres…

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