Chronique

Procès de la brusquerie ordinaire

Je veux bien qu’on se mette à traquer des mononcles aux mains baladeuses, des harceleurs et des agresseurs qui ont martyrisé des gens parce qu’ils étaient en position de pouvoir. J’approuve. Et les journalistes ont un job à faire là-dedans.

Mais ce que Radio-Canada a fait à Gilbert Sicotte, hier, m’apparaît parfaitement sidérant. J’ai vu passer le topo sur Twitter, à l’heure du souper : « Gilbert Sicotte suspendu par le Conservatoire d’art dramatique suite à des allégations d’abus de pouvoir… »

J’ai lu ça et je me suis préparé à des révélations explosives, dans le contexte où les reportages médiatiques font tomber d’authentiques malades du cul et de la tête, des Louis C.K., des Éric Salvail, des Sylvain Archambault, des Gilbert Rozon, des Kevin Spacey…

Puis, j’ai vu le topo qui présente des élèves en théâtre qui ont eu Gilbert Sicotte comme enseignant et qui en gardent un mauvais souvenir.

Et je me suis dit : c’est tout ? Juste ça ?

Crier après une élève en art dramatique, c’est du « mépris », c’est du « harcèlement psychologique » ?

Dire à un élève en art dramatique « Je vais te casser », c’est une forme de cruauté si pointue que ça vaut plus de huit – HUIT ! – minutes à la télévision d’État ?

Ça justifie de parler d’« abus de pouvoir » et de « victimes » ?

Désolé, mais là, je décroche.

Je veux bien qu’on traque des gens qui, grâce à leur statut, grâce au pouvoir de la renommée et de l’argent, ont pu commettre des actes qui flirtent avec le Code criminel. Ou qui attentent à la dignité humaine. Je pense que c’est sain, ces enquêtes.

Mais ce qui est reproché à Gilbert Sicotte dans ce topo, ce n’est pas du tout dans ces eaux-là, même si ça surfe sur cette vague-là.

Ça n’a rien à voir avec ce qui est reproché aux salauds qui ont fait la manchette ces derniers temps. Je trouve sidérant qu’on lui fasse ce mauvais procès, sur la foi des allégations présentées, dans le contexte actuel.

***

Ce qui est reproché à Gilbert Sicotte, c’est une certaine brutalité. Soit. Parfait. Je suis sûr que c’est brutal, un cours de Gilbert Sicotte, un cours dans ces écoles de formation d’acteurs.

Mais il y a un malentendu immense, ici. Le comptable de Saint-Eustache, quand il a parlé de ce topo avec sa cousine enseignante de Chicoutimi, c’est sûr qu’ils ont dû trouver Gilbert Sicotte bien effrayant et bien méchant…

Mais le malentendu, c’est de penser que ce n’est pas un métier brutal. Ce l’est. C’est un sport brutal, jouer. Un sport de contact avec soi-même.

Le malentendu, c’est de penser que Gilbert Sicotte a été pendant 25 ans une exception, chez les enseignants en théâtre. Le malentendu, c’est de penser que cette brutalité n’est pas inhérente au métier – et à la formation – d’acteur. C’est brutal, chercher des émotions au fond de soi.

Un comédien, hier, me disait ceci : jouer, à son meilleur, c’est aller fouiller dans son propre jardin secret, là où dort toute la palette des émotions humaines.

Mais t’es à l’École nationale, t’es au Conservatoire d’art dramatique, t’as 20, 21, 22 ans…

Et t’apprends à jouer. Et c’est dur. Et le prof ne te chouchoute pas.

Faut que tu le trouves, ton jardin secret. Le prof est là pour t’aider à le trouver, et des fois, ça implique d’être dur, d’être brusque, de brasser l’élève pour brasser un peu la terre du jardin secret, pour en exhumer les émotions…

Quant à la phrase « Je vais te casser », elle peut sembler flirter avec la méchanceté. Ça peut l’être, selon le contexte : je suis convaincu que Sylvain Archambault l’était, méchant. Qu’il traversait la ligne entre la brusquerie et l’indignité.

Le même comédien, hier, m’a dit ceci : « J’ai des tics, j’ai des trucs… Qu’il a fallu casser ! Et quand un metteur en scène a décidé de les casser, tes tics, tes défenses, ça ne se pas fait dans la douceur… »

Métier d’émotions, enseigné avec émotion ? Quelque chose comme ça…

Un autre comédien, qui a eu Sicotte comme prof, m’a dit ceci : « Il est rough, il est dur. Avec tout le monde. J’ai aimé l’avoir comme prof. Je l’ai vu faire des colères… Mais ses colères étaient justifiées. Tu te fais dire des choses très dures quand tu es formé comme acteur. Mais ça te prépare à la pratique du métier. »

Parce que le métier, lui, va être encore plus dur que l’école.

***

Je trouve donc que les faits et les allégations présentés aux téléspectateurs ne valaient absolument pas huit – HUIT ! – minutes de temps d’antenne à la télé publique.

Si Gilbert Sicotte vaut huit minutes de temps d’antenne, bordel, combien vaut la famine au Yémen ?

Mais le pire, dans le topo, c’est quand le journaliste interviewe Sicotte, singeant la mine patibulaire qu’affichait Alain Gravel quand il interviewait d’authentiques filous pour Enquête

Sicotte : « Mon but n’a jamais été de vouloir humilier quelqu’un… Il est possible que des fois je puisse m’enflammer si on n’apprend pas les textes… »

Le journaliste : « Au point de crier après les étudiants ? »

Là, c’est moi qui criais !

Vit-on vraiment dans ce monde-là, où il faut toujours chuchoter, chouchouter ? Où crier n’est jamais, jamais, jamais justifiable, dans un aucun domaine, jamais, au diable le contexte et la culture ?

Sicotte s’expliquait, mal à l’aise, il bredouillait, il a commencé à dire « parce que ça a pas été… Parce que ça devait faire 10 fois, 12 fois… », il cherchait ses mots…

Boum, le journaliste l’a interrompu et lui a demandé, comme si son invité s’était jadis moqué d’une vieille dame tombée sur le trottoir par un matin de verglas : « Au point de sacrer ? »

Là, j’ai hurlé. Là, j’ai sacré.

J’espère qu’aucun boss ni aucune star de l’information n’a jamais sacré ni crié après un journaliste à Radio-Canada, ces 25 dernières années. Je soupçonne que si. Je pourrais trouver des noms. Ça vous ferait un super topo. Douze, treize minutes, peut-être ?

Je déconne, mais nous en sommes donc rendus là, à faire des topos-procès sur la brusquerie ordinaire, avec un ton réservé à débusquer des gens qui auraient détourné des fonds publics ou égorgé des chatons…

Le Conservatoire d’art dramatique, lui, a annoncé que Gilbert Sicotte était suspendu.

Je suis surpris, dans le climat actuel, qu’on ne l’ait pas simplement fait fusiller dans la ruelle. Ce topo, c’est tout comme.

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