ESSAI SIMON ROY

ÉCRIRE CONTRE SES DÉMONS

Ma vie rouge Kubrick

Simon Roy

Éditions du Boréal, 163 pages

En librairie mardi

Dans son premier livre, Simon Roy mélange les formes de l’essai et du roman, en intégrant ses traumatismes personnels à son analyse du chef-d’œuvre de Stanley Kubrick, The Shining. Avec pour résultat un récit inclassable et stupéfiant, qui nous plonge dans une lecture hypnotique, à la fois haletante et terrible. Ma vie rouge Kubrick est l’un des chocs de la rentrée qu’il ne faut pas rater.

Robert Lévesque, directeur de la collection « Liberté grande » chez Boréal, présente Ma vie rouge Kubrick, comme un « ovni » dans sa première version, puis un « essai-mémoire où la décortication première du film de Kubrick s’enchevêtre avec ce que l’on pourrait appeler le roman familial de son auteur », le « récit éclaté et percutant de la rencontre d’un film et d’un garçon ».

Sans Robert Lévesque, ce grand lecteur, Ma vie rouge Kubrick n’aurait pas eu cette forme définitive, nous explique Simon Roy, qui a lui a envoyé son essai « par respect pour sa rigueur, son intransigeance et son manque de complaisance ». Aucun espoir de publication, seulement un besoin de « feedback », dit celui qui n’avait jamais publié encore. Mais Lévesque a-t-il deviné le ver dans le fruit en lisant ce manuscrit d’un maniaque de Kubrick ? C’est lui qui a suggéré à Simon Roy d’aller du côté de la mère et moins dans l’obsession du cinéphile…

Car un drame s’est produit pendant la rédaction de ce qui ne devait être qu’un essai en fragments sur The Shining : la mère de Simon Roy s’est suicidée. « Et quand j’ai commencé à réécrire l’essai, j’ai senti qu’il avait vu juste », dit-il.

Mais Simon Roy n’a pas seulement intégré ce traumatisme récent, il a ajouté d’autres éléments de sa « généalogie macabre », comme des poupées russes à l’intérieur d’une œuvre cinématographique qui, elle-même, en contient beaucoup. Il y a une quantité phénoménale de « jack-in-the-box » dans Ma vie rouge Kubrick, qu’on lit d’ailleurs d’une traite.

« Ce sont des drames absurdes, j’ai fait un mashup avec tout ça pour donner un sens, même si c’est un faux sens. »

« Ça marche, parce que ça m’a fait vraiment du bien, comme si le livre était un bouclier poreux qui avait absorbé le choc. J’ai pris des matériaux bruts de mon expérience personnelle pour les recomposer et les transformer, leur donner une nouvelle dimension, artistique. J’ai finalement esthétisé la réalité pour tenir à distance le choc. J’étais vraiment dedans pendant que j’écrivais. Et ce n’était pas évident, dans le sens où elle a raté son coup, maman. Elle a été deux semaines à l’agonie et notre famille a dû prendre la décision de la débrancher. Un poids énorme pour nous. Écrire, c’était aussi une façon de la garder avec moi plus longtemps. »

Comme Kubrick, Simon Roy est obsédé par la thématique du double, des miroirs. Et il est impossible de ne pas faire le lien entre lui et Danny Torrance, le petit garçon terrorisé du film, aux prises avec un père possédé dans l’hôtel Overlook hanté par le mal. Lui aussi semble affligé par une sorte de « shining », ce don de voyance qui lui permet de voir les messages cachés dans le film de Kubrick comme dans sa propre vie. Cette capacité qu’ont certaines personnes à révéler les étranges synchronicités dans nos existences, qu’un destin, qu’on ne sait malin ou bienveillant, semble écrire à notre place. Écrire, dans ce cas, ressemble vraiment à un combat contre ce qui s’écrit malgré nous.

Il est étonnant que Simon Roy, professeur de littérature au cégep Lionel-Groulx, n’en soit qu’à son premier livre, compte tenu de ses passions et, maintenant qu’il est publié, de son talent. Pourquoi maintenant ? La faute à la grève étudiante de 2012 qui lui a laissé beaucoup de temps libre. « C’est l’ennui qui m’a amené à écrire. L’ennui et la tragédie. C’est peut-être le seul livre que j’écrirai jamais de ma vie. À la limite, je le souhaite presque… »

Simon Roy est lui-même ce bouclier poreux dont il parle. Il tente de filtrer l’horreur du monde, qui ressemble parfois à l’hôtel Overlook – s’immiscent dans le récit les tueries américaines, notamment celle de Sandy Hook, qui ciblait des écoliers – non seulement pour lui-même, mais pour ses propres enfants. Car au cœur de Ma vie rouge Kubrick, il y a cette lancinante question de l’héritage, cette réalité que le suicide dans une famille ouvre des portes séductrices vers le néant pour ceux qui restent.

« Il n’y a rien de simple dans ce que je raconte, dit-il, visiblement sensible encore à cette menace. J’avais de la peine pour ma mère, de la compassion. J’aurais aimé en faire plus pour l’empêcher d’arriver à ça, mais ça n’a pas marché. En même temps, il y a une part de moi qui la déteste, car en quelque part, mes enfants vont savoir qu’elle a fait ça, ce qui leur donne le message que c’est faisable. Elle me l’a fait. »

EXTRAIT

Ma vie rouge Kubrick, de Simon Roy

« Un peu TOC moi-même, j’aime prétendre que j’ai vu ce film quarante-deux fois, même si je sais que c’est bien davantage. Comme une certitude qui prend doucement forme, je me rends compte que l’intérêt partagé par mes étudiants et moi pour cet excellent film ne peut être la seule raison pour laquelle je remets systématiquement cette œuvre de Stanley Kubrick dans mon syllabus. Une lassitude aurait dû me gagner depuis longtemps si The Shining ne portait pas en lui les symptômes tragiques d’une fêlure qui m’habite. »

TROIS SCÈNES DE THE SHINING SELON SIMON ROY

LA MACHINE À ÉCRIRE DE JACK

Simon Roy rappelle que Stanley Kubrick voulait précisément une machine à écrire Adler pour son film, la même machine utilisée par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. « Des bruits de bombardements dans un décor d’intérieur d’hôtel. Leur régularité intrigue. Douze coups retentissants se font entendre hors champ pendant que s’offre au spectateur l’image en gros plan d’une ancienne machine à écrire, pratiquement hors commerce au tournage du Shining, à la fin des années 70. Sans doute le cinéaste avait-il des raisons bien précises de cadrer en plein centre de ce plan sans texte une machine à écrire de fabrication allemande, la terrifiante Adler. »

TROIS SCÈNES DE THE SHINING SELON SIMON ROY

« TU AIMES LES GLACES, CANARD ? »

« J’avais beau me dire que ce n’étaient que des images diffusées à la télévision, mais une sensation malsaine m’avait résolument gagné, comme si l’homme noir qui avait prononcé ces paroles me regardait, moi précisément, de ses yeux de charbon, plutôt que le petit garçon nommé Danny […]. D’une manière inexplicable, même si à cet âge je ne pouvais être encore dupe à ce point, c’est comme si le chef Hallorann avait un moment décroché en quelque sorte de son rôle de guide de l’hôtel Overlook pour établir un lien intime avec moi et me révéler quelque terrible secret. »

TROIS SCÈNES DE THE SHINING SELON SIMON ROY

LA SCÈNE DU BAR

« Je sais bien que Stanley Kubrick pousse trop loin le bouchon quand il a recours à une bouteille de Jack Daniel’s alors que deux de ses personnages et acteurs principaux se prénomment justement Jack (Torrance/Nicholson) et Danny (Torrance/Loyd). Car c’est bel et bien du Jack Daniel’s que Lloyd, le barman fantomatique, sert à Jack Torrance quand ce dernier dit pour lui-même, devant le miroir du bar de la salle de bal : “Je donnerais n’importe quoi pour un verre. Mon âme au diable pour un verre de bière.” Je sais bien que Stanley Kubrick pousse trop loin le bouchon quand on pense qu’aux États-Unis, on appelle communément le scotch rhum rouge (red rum). »

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