Écrire numérique

Auto-édition : s’investir à fond

Au XXe siècle, si on ne trouvait pas d’éditeur, on pouvait toujours publier son livre à compte d’auteur. Cela coûtait cher, c’était peu valorisant et, surtout, ça attirait rarement l’attention critique ou populaire. Au XXIe siècle, la tendance s’inverse : des milliers d’auteurs publient avec un certain succès leurs livres sur l’internet seulement. Bienvenue dans l’auto-édition.

En 2006, rien n’annonçait que l’auto-édition de masse était sur le point de naître, alors qu’on estime aujourd’hui qu’un quart des livres vendus sur Amazon sont autoédités grâce à Kindle Direct Publishing (KDP).

Quant à l’application Wattpad, cette plateforme qui, depuis Toronto, met gratuitement en contact des auteurs, généralement amateurs, et des lecteurs, souvent amateurs de genre, elle compte plus de 35 millions d’usagers.

Une des réussites les plus frappantes est celle d’Anna Todd, dont les livres de la série After, écrits exclusivement sur son cellulaire à l’aide de Wattpad en 2013, ont généré un milliard de clics. En 2014, Anna Todd signe un lucratif contrat de publication papier et d’adaptation cinématographique.

« Même si j’aime bien voir mes livres en librairie, nous a-t-elle dit en entrevue, j’adore l’écriture en ligne et en direct, et j’ai bien l’intention de le faire encore ! » Ce succès n’a rien coûté – ni rapporté – à Anna Todd quand ses textes n’étaient accessibles que sur Wattpad. Mais lorsque des auteurs « sérieux » songent à l’auto-édition, ils doivent s’investir dans tous les sens du terme.

UN CAS QUÉBÉCOIS

Cosmodôme de Laval, scène de tournage. Un caméraman et deux acteurs sont au travail. On enregistre la bande-annonce d’une histoire futuriste, qui marque le début d’un grand projet. Un nouveau film sortira-t-il bientôt en salles ? Loin de là. C’est plutôt Charles Prémont, un auteur à la démarche éclatée, qui tourne le dos aux éditeurs traditionnels offrant « trop peu pour trop cher », pour se lancer à son compte dans le numérique.

« Ma première expérience d’édition n’avait pas été fantastique, je ne savais donc pas trop comment me relancer au début », raconte celui qui a déjà publié trois livres à La courte échelle, avant que la maison déclare faillite et soit finalement rachetée.

Pigiste de carrière, il a décidé de publier son quatrième roman, Clair de Terre, à son compte, en auto-édition. Il porte désormais les casquettes d’écrivain, d’éditeur et de distributeur. Bref, il s’est métamorphosé en auteur à tout faire !

« Je crois que si je réussis à me créer une fan base, j’aurai du succès. Est-ce vrai ? Mon expérience me le dira. Au final, je suis convaincu que j’ai plus de chance de vivre de ma plume grâce à cette aventure que de poursuivre avec les éditeurs traditionnels », explique M. Prémont.

Car la route menant les auteurs émergents vers le haut des vitrines en librairie est semée d’embûches, explique-t-il.

« Avec les éditeurs, tu reçois les services minimaux à gros prix. On te demande en tant qu’auteur de construire ta marque de commerce, ton brand, pour devenir connu et être enfin publicisé lors des sorties littéraires. Et après ? Après, tu reçois 10 % des ventes », dit-il.

Résultat : il s’est créé un site internet, où il fait la promotion de son projet. Pour faire connaître son prochain livre, un roman d’anticipation, il a lancé une campagne de sociofinancement. En quelques mois, il a réussi à amasser près de 15 000 $ auprès de 180 investisseurs. Un exploit qu’il doit en partie à « [s]on réseau, qui a été beaucoup sollicité », explique-t-il.

L’IMPORTANCE D’AVOIR DES CONTACTS

Les auteurs qui se lancent dans l’auto-édition sont souvent victimes d’un préjugé tenace, croit Charles Prémont. « On croit souvent [à tort] qu’ils n’ont pas de talent et qu’ils n’auraient pas été publiés autrement », explique-t-il.

Or, cela n’est pas son cas. Dans sa démarche, l’auteur a recréé à quelques détails près la route traditionnelle qui mène à la publication, de la direction littéraire à la révision, même si cela représente quelques milliers de dollars supplémentaires en dépenses.

« Charles est le premier auteur qui se lance dans l’auto-édition avec qui j’ai l’occasion de collaborer. Mais je ne crois pas qu’il sera le dernier », estime Anne-Sophie Tilly, sa directrice littéraire pigiste.

Mme Tilly est depuis quelques années éditrice indépendante, mais elle n’est pas une amatrice. Longtemps, elle a travaillé comme directrice du secteur jeunesse de La courte échelle. Aujourd’hui, elle estime aussi que le numérique ouvrira de nouvelles portes.

« Les auteurs émergents sont parfois déçus de leur suivi éditorial dans les maisons d’édition traditionnelles, qui poussent davantage les auteurs connus et bien installés. »

— Anne-Sophie Tilly, éditrice indépendante

« Je crois que le numérique est vraiment une porte d’entrée où ils gagnent en visibilité. Charles n’a pas une démarche marginale, croyez-moi. Ça va se développer de plus en plus », dit-elle.

C’est en tout cas une voie lucrative si on sait développer son marché, comme l’a fait par exemple l’auteur de science-fiction allemand Thomas Rabenstein, que nous avons découvert lors d’une enquête sur les habitudes de lecture dans le métro de Montréal.

Auteur de la très populaire série Nebular, dont le 30e épisode vient tout juste de sortir en français, Rabenstein ne publie qu’en numérique et vend aujourd’hui ses livres sur de nombreuses plateformes (Amazon, iBookStore, etc.).

Interrogé sur ce que signifiait l’auto-édition pour lui, il nous a répondu : « Jusqu’ici, je suis un auteur-éditeur numérique qui réussit, mais qui, pour cela, est heureux de travailler avec une très bonne équipe d’édition et de traduction de mes romans. Ils sont publiés en trois langues pour le moment [allemand, anglais et français], mais bientôt nous lancerons la version portugaise ! »

Comme quoi le numérique peut rapidement se transformer en formidable passeport pour le monde.

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