Ioulia pensait bien s’être sortie de sa prison.
Assise dans la voiture d’un chauffeur trouvé sur un site de covoiturage, elle est en route pour une maison de deuxième étape de Montréal. Sa fille adolescente est à l’arrière. Toutes deux, elles fuient la petite ville de région où elles vivaient avec Patrick, le mari québécois de Ioulia, qu’elle a épousé il y a un peu plus d’un an.
Soudain, le cellulaire de Ioulia sonne. C’est la police. On lui apprend que Patrick a porté plainte contre elle pour voies de fait. Plusieurs voitures de police arrivent rapidement dans le champ de vision du conducteur, qui doit se ranger à droite. Devant sa fille, blême de peur, Ioulia est menottée et emmenée au poste.
Patrick a trouvé le moyen de la ramener.
Pendant six mois, Ioulia a été le jouet de Patrick. Originaire de Roumanie, elle a fait la connaissance du Québécois sur un site de rencontre. Il est allé la voir plusieurs fois en Roumanie, il a rencontré sa famille. Un homme charmant.
Ioulia a une vie enviable en Roumanie. Elle occupe un poste dans une grande entreprise. Sa fille, sportive depuis toujours, a été recrutée par une équipe d’élite. Mais elle cherche l’amour depuis longtemps. Et elle est persuadée de l’avoir trouvé au Québec.
En 2016, elle fait donc le grand saut et épouse Patrick. Quelques mois plus tard, les documents sont remplis, elle est officiellement parrainée par son mari. Elle quitte définitivement son pays, laissant tout derrière elle, sauf sa fille, qui choisit de l’accompagner.
Et c’est probablement ce qui lui sauvera la vie.
Dès son arrivée, Patrick n’est plus l’homme qu’elle a connu en Roumanie. « Il a commencé à me dire que je n’étais rien sans lui, que je ne pouvais pas sortir de la maison, que je devais me mettre à travailler au plus vite, que je devais laisser ma fille s’organiser seule, que je lui donnais trop d’attention. » Elle désire suivre des cours de français. Inutile, décrète Patrick. « J’ai commencé à travailler 10 jours après mon arrivée. »
Au quotidien, Patrick l’ignore. Il ne lui adresse la parole que pour la dénigrer et la menacer. En plein hiver, il lui ordonne de baisser le chauffage au maximum dans la chambre où elle dort et lui interdit de se couvrir. « C’est mon appartement, je peux faire ce que je veux chez moi », lui dit-il lorsqu’elle lui demande pourquoi il la traite ainsi.
La fuite
Plus les semaines passent, plus Patrick devient agressif. Il fait mine de la frapper à plusieurs reprises. Il piétine leurs photos communes, déchire leur certificat de mariage. Un jour, il débranche le routeur qui les relie à l’internet et le place sous clé dans une armoire.
« Il nous a dit qu’internet, c’était fini. Je ne pouvais plus communiquer avec ma famille, mes amis. Nous étions complètement isolées. »
— Ioulia
Jamais Ioulia n’a parlé de ses problèmes à ses proches en Roumanie. Elle avait bien trop honte. Pas question pour elle non plus de revenir piteusement à son ancienne vie après un tel échec conjugal. Mais ce jour-là, c’est sa fille qui lui ouvre les yeux. « Maman, il joue avec notre vie comme s’il en était propriétaire. »
Il reste encore à Ioulia un peu de données sur son cellulaire. Elle tape quelques mots dans la barre de recherche de Google et trouve le numéro d’une maison d’hébergement pour femmes violentées de la ville voisine. Dans un français hésitant, elle explique sa situation. L’intervenante comprend immédiatement la gravité de l’affaire. Le lendemain matin, plutôt que d’aller travailler, Ioulia monte à bord d’un taxi avec sa valise, en tenant la main de sa fille, et débarque en maison d’hébergement.
À partir de ce moment, Patrick commence à la traquer. Il l’appelle, la texte, la noie sous les courriels. Il se présente à son travail. « Il me disait qu’il était responsable de moi. Il était gentil, attentionné, exactement comme avant le mariage. » Mais Ioulia tient bon.
Un soir, un livreur se présente au refuge : il a une boîte de poulet pour Ioulia. Mais cette dernière n’a rien commandé. « Cet homme, c’était un ami de mon mari. Il avait menti pour entrer dans la maison. Patrick voulait être sûr que j’étais là-bas. Ce jour-là, j’ai réalisé que ma sécurité était compromise. » Les intervenantes lui conseillent de déménager à Montréal, dans une maison de deuxième étape, destinée aux cas les plus graves de violence conjugale.
Le jour de son départ pour Montréal, Patrick s’est rendu au poste de la Sûreté du Québec. Il a porté plainte pour voies de fait. Des semaines plus tard, les accusations sont tombées, faute de la moindre preuve.
« Le juge a dit que c’était de la manipulation pour briser ma vie, raconte-t-elle. J’ai été menottée, fouillée, j’ai passé des heures en cellule. Chaque mot de ce qu’il avait dit à la police était faux. »
Les cas les plus lourds
À Montréal, Ioulia aboutit à la Maison Flora Tristan, dans le Sud-Ouest, qui reçoit principalement une clientèle de femmes issues de l’immigration. La maison a deux volets : la première étape, le « refuge » tel qu’on le connaît pour les femmes victimes de violence conjugale, où l’hébergement dure quelques mois, et une autre partie, la deuxième étape, à laquelle ont recours moins de 10 % des femmes violentées. Celles dont les cas sont les plus lourds, souvent parce que leur sécurité est compromise. Lorsque, malgré la rupture, monsieur continue de les chercher, de les menacer, de les atteindre par tous les moyens. Y compris, quand il y en a, par l’entremise des enfants.
Les femmes peuvent être hébergées jusqu’à un an dans les neuf logements de deuxième étape. C’est dans l’un de ces appartements que vit Ioulia. Ces quelques pièces meublées d’un divan de cuir, d’une table et de deux lits jumeaux sont tout son univers. La vie n’est pas nécessairement simple pour les femmes et leurs enfants en maison d’hébergement : pour des raisons de sécurité, ils n’ont pas le droit de révéler à quiconque où ils vivent. Pas question d’emmener un copain ou une amie sur place.
Brûlées, frappées, torturées
Les intervenantes qui travaillent à Flora Tristan en ont vu de toutes les couleurs. Sandrine Iceta et les autres intervenantes ont rescapé des femmes séquestrées dans des logements miteux de Montréal ou des chalets perdus dans la forêt. D’autres frappées, brûlées ou agressées sexuellement au quotidien. Des femmes qui se faisaient hurler dessus constamment. « Forcément, la vision qu’on a du monde a changé, résume Sandrine Iceta, intervenante à la Maison Flora Tristan. On voit que les êtres humains peuvent aller très loin dans l’abus de pouvoir, et même la torture. »
« Nous avons reçu une femme que son mari attachait sur le lit. Quand ça arrivait, elle savait qu’elle allait se faire torturer. Pendant que ça se passait, elle imaginait qu’elle était sur une plage. Et le lendemain matin, elle se levait et allait travailler. »
— Natalia Tchetchenkova, qui travaille à Flora Tristan depuis 18 ans
Parfois, comme dans l’histoire de Ioulia, aucun coup n’est donné. Mais la violence n’en est pas moins réelle.
« Pas besoin d’avoir un œil au beurre noir pour être une victime de violence conjugale. Certains conjoints ne frappent pas et ne crient même pas. Mais ils font sentir à leur femme qu’elles ne sont rien. La violence psychologique peut durer des années et quand elles arrivent ici, c’est écrit sur leur visage qu’elles souffrent depuis longtemps », explique Mme Tchetchenkova.
Les conjoints utilisent tous les moyens à leur disposition pour trouver leur femme et la convaincre de revenir. Adelina est en deuxième étape à Flora Tristan depuis six mois. C’est son deuxième séjour en maison d’hébergement. Pensant être en sécurité, la femme d’origine mexicaine avait quitté le premier refuge pour un appartement, avec son bébé. Elle n’avait pas encore fini d’emménager que son mari lui téléphonait. « Il m’a dit qu’il savait où j’habitais. Qu’il était venu chez moi. Il m’a décrit avec précision la chambre du bébé, raconte Adelina. Les intervenantes m’ont dit de partir immédiatement. Mais je ne voulais pas retourner en refuge ! Les intervenantes m’ont dit : “Si tu ne le fais pas pour toi, fais-le pour ton enfant.” »
Car il arrive encore trop souvent que ces histoires d’horreur se terminent en bain de sang. Sandrine Iceta se souvient du cas d’une femme poignardée par son conjoint. « Quand les policiers sont arrivés dans l’appartement, le père avait le bébé dans les bras. Il ne pleurait pas, il ne criait pas. Mais il a eu un réflexe de survie : tendre les bras vers la policière. C’est en le prenant qu’elle a constaté que le père lui avait donné deux coups de couteau dans le dos. »
NOTE DE LA RÉDACTION
Par souci de sécurité pour les femmes, tous les noms, les lieux, et certains détails ont été modifiés dans les récits.
La deuxième étape
Il y a 19 maisons de deuxième étape au Québec, réparties dans 12 régions. Elles offrent au total 121 logements et 25 chambres à leur clientèle. Bien qu’elles existent depuis une quinzaine d’années, elles ne reçoivent une subvention du gouvernement du Québec que depuis le dernier budget, en mars 2018. Le ministère de la Santé et des Services sociaux leur a alloué 27 000 $ par logement pour offrir des services psychosociaux.
Un problème criant
159 000
personnes résidant au Québec ont déclaré avoir subi de la violence conjugale au cours des cinq dernières années, selon le recensement de 2015 de Statistique Canada.
19 000
personnes ont subi des blessures résultant de violence conjugale, toujours en 2015.
80 %
des victimes sont des femmes.
1 meurtre sur 6
au Québec survient dans un contexte de violence conjugale.
Source : ministère de la Sécurité publique du Québec
Vous avez besoin d’aide ?
Contactez SOS violence conjugale au 1 800 363-9010 ou visitez le site de la Fédération des maisons d'hébergement pour femmes pour connaître les ressources près de chez vous.