Chronique

Partir

Deux amis qui n’en pouvaient plus de la morosité montréalaise ont récemment décidé de plier bagage et d’aller s’établir à Los Angeles. Ils craignaient de se transformer en cônes orange. Et comme la couleur orange n’est pas dans leur palette, ils ont pris leur courage à deux mains et ont décidé, comme dirait Joe Bocan, de repartir à zéro.

Je les trouve bien courageux. Mais je les trouve aussi fort chanceux. Partir et tout laisser derrière soi procure, à ceux qui l’ont vécu, un vertige enivrant et aussi l’un des plus beaux sentiments de liberté que l’être humain puisse connaître.

Faire table rase ! Connaître la peur de l’inconnu ! Sortir de sa zone de confort ! Perdre ses repères ! C’est ce qui attend celui ou celle qui décide de tout quitter pour s’inventer une nouvelle vie. Mais la chose la plus importante est cette émotion très forte qu’éprouve celui qui part, laquelle est reliée à une sorte de redéfinition de soi-même.

Ce formidable mélange d’éblouissement et d’appréhension, je l’ai retrouvé en lisant Le droit d’être rebelle que vient de publier Boréal. Cette correspondance de la peintre Marcelle Ferron avec les membres de sa famille est un véritable coffre au trésor. On y découvre les lettres que la désobéissante de la famille a échangées avec ses illustres frères et sœurs : Madeleine, Jacques, Paul et Thérèse. Avant d’aller plus loin, remercions Joseph-Alphonse Ferron et Marie-Laure-Adrienne Caron d’avoir mis au monde cinq enfants qui ont marqué par leur talent, leur ouverture et leur vive intelligence l’histoire du Québec et de la Révolution tranquille.

Les correspondances qui ont particulièrement attiré mon attention sont celles qui entourent le séjour parisien de 13 ans que Marcelle Ferron, signataire du manifeste Refus global, a effectué à Paris à partir de 1953. 

Pensez-y un instant ! Une femme dans la jeune vingtaine, membre des automatistes, mère de trois enfants, qui laisse son mari et prend le bateau pour aller tenter sa chance à Paris dans les années 50. Voilà de quoi inspirer un réalisateur en panne d’idées.

Les observations que fait Marcelle Ferron au sujet de sa nouvelle vie française sont suaves. Elle apprend vite à saluer tout le monde dans les endroits publics, elle est impressionnée par le nombre d’endroits où l’on peut prendre un coup et elle trouve que l’on peut s’empiffrer pour pas cher (les temps ont bien changé).

Le récit qu’elle fait des morceaux de fromage et des sacs de nouilles qui disparaissent de sa cuisine est hilarant. Elle croit d’abord que des écureuils viennent lui voler sa nourriture, pour ensuite réaliser que ce sont des bohémiennes qui passent leur bras à travers le grillage de la cuisine pour se servir. La réaction de Marcelle Ferron ? « J’aimerais beaucoup les connaître, mais pas en tant que touriste », dit-elle tout bonnement.

Le trop grand attachement que ses enfants ont pour elle l’inquiète. Elle ne souhaite pas faire d’eux des adultes « névrosés ». Elle ne sera d’ailleurs pas la seule automatiste à développer ce type de relations avec sa progéniture. On n’a qu’à regarder le documentaire Les enfants de Refus global pour s’en rendre compte.

En lisant certaines lettres, on devine bien le caractère bouillant de l’artiste. Si on sent beaucoup d’amour entre les frères et sœurs de cette célèbre famille de Louiseville, il y a souvent des brouilles. On s’affuble de surnoms gentils (mon Merle, ma Bécasse, ma Poussière, mon cher Johnny, etc.), mais on ne se gêne pas non plus pour se dire franchement les choses. On prend connaissance de plusieurs accrochages entre Marcelle et ses sœurs.

On découvre aussi un débat animé entre la peintre et Robert Cliche, le mari de Madeleine, au sujet du manifeste Refus global. Quant à Jacques, il écrit peu à sa sœur Marcelle pendant les années qu’elle passe à Paris. Le médecin, écrivain et homme politique en a longtemps voulu à sa cadette d’avoir quitté le Québec.

Évidemment, cette vie à Paris influence le travail de Marcelle Ferron. Sa productivité est immense. Elle écrit à Madeleine le 5 janvier 1957 qu’elle a commencé à peindre tôt le matin et qu’elle a quitté ses pinceaux à minuit. Il est souvent question de ses expositions, des concours auxquels elle participe, etc. De lettre en lettre, on assiste à la naissance de la peintre merveilleuse qu’elle fut.

Est-ce à cause de la richesse des personnages qu’il rassemble ? Est-ce à cause de la période cruciale dont il s’empare ? Reste que ce recueil est un document précieux, plus pertinent qu’une biographie classique. Il respire l’authenticité du début à la fin.

L’authenticité, n’est-ce pas ce que recherche celui ou celle qui laisse tout derrière soi pour partir ?

Le droit d’être rebelle

Correspondance de Marcelle Ferron avec Jacques, Madeleine, Paul et Thérèse Ferron

Boréal, 618 pages

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