BLANCHE BAILLARGEON GRANDE ENTREVUE

Besoin d’exister

Enfant, Blanche Baillargeon était une petite maigrichonne, bigleuse et timide, qui se cachait dans les jupes de sa mère, s’enfermait dans ses livres, n’avait pas d’amis et semblait promise à une vie silencieuse et solitaire de nonne. 

Elle devait avoir 8 ans, la dernière fois que je l’ai vue. Je l’ai retrouvée cette semaine au Café Brooklyn du Mile End. Quelque vingt ans plus tard, la petite maigrichonne est devenue une belle jeune femme de 31 ans, radieuse et épanouie, à des années-lumière de l’enfant qu’elle était.

Sur la table entre nous, une carte de visite avait été déposée : c’était le premier CD de Blanche, un disque de musiques atmosphériques, cinématographiques, presque des vers d’oreille, que j’écoute en boucle depuis deux semaines et dont je ne me lasse pas. 

Le CD a un titre un peu endormant : Paysages du jour tranquille, un titre qui n’a pas grand-chose à voir avec la fille qui a composé et arrangé le tout, sinon qu’il est le fruit d’un désir furieux de Blanche de créer un peu de calme dans sa vie passablement échevelée.

À 8 ans, Blanche n’en menait peut-être pas large, mais elle avait néanmoins quelques cartes maîtresses dans sa besace : d’abord un joli prénom emprunté à Tennessee Williams, mais aussi une génétique à tout casser qui pouvait difficilement en faire une nonne ou une comptable. 

Fille de l’actrice et réalisatrice Paule Baillargeon et de l’artiste multidisciplinaire et pape des arts numériques Luc Courchesne, belle-fille du compositeur et contrebassiste Yves Laferrière et de Monique Savoie, directrice de la SAT, Blanche a pour ainsi dire vite été condamnée à être créative et inspirée. 

Lui restait à trouver sa voie et à faire son chemin sans souffrir de la comparaison avec ses illustres parents, bref sans devenir actrice comme maman ni sans dessiner comme papa. En fin de compte, c’est son beau-père Yves Laferrière qui lui a ouvert les portes de la musique, mais surtout de la contrebasse.

Vous l’ai-je dit ? Dans la vie de tous les jours, Blanche Baillargeon est contrebassiste. Elle a d’abord fait de la basse électrique et accompagné DJ Champion dans ses tournées survoltées. Puis, un jour, elle a pris entre ses bras la contrebasse d’un ami et a senti ses douces vibrations à travers sa caisse de résonance. Coup de foudre instantané. 

Depuis, Blanche ne quitte plus sa maison sans sa contrebasse pour aller accompagner Clémence DesRochers sur scène ou alors faire du jazz manouche avec les filles du groupe Christine Tassan et les imposteures.

« Le déclic s’est produit pour moi à 14 ans, raconte-t-elle. Je suis arrivée dans le studio d’Yves où il y avait une super Fender 64 que j’ai prise pour une guitare électrique. Or, la guitare, ça ne me parlait pas du tout. Moi, toute la musique que j’aimais à l’époque, depuis Stevie Wonder jusqu’à Zappa, ça passait par la basse, et voilà que j’en avais une à portée de main. Je l’ai immédiatement adoptée. »

« Je trouve que c’est un instrument très féminin, rond, calme, enveloppant. Je suis quelqu’un de foncièrement nerveux. La contrebasse, ça me calme. »

— Blanche Baillargeon

Après des études en basse électrique au cégep Saint-Laurent, puis à la faculté de musique de l’Université de Montréal, Blanche a fait son chemin comme accompagnatrice avec Clémence, Marco Calliari et la Fanfare Pourpour. Elle avait des horaires irréguliers, une vie de bohème, pas de responsabilités et la liberté d’aller où ça lui chantait. 

Il y a cinq ans, au Festival des guitares du monde de Rouyn-Noranda, elle a rencontré un jeune Brésilien qui était sur le point de repartir chez lui. En fin de compte, le Brésilien est resté, a suivi Blanche à Montréal et lui a fait un bébé, Arto, aujourd’hui âgé de 2 ans et demi.

« Quand je suis tombée enceinte, raconte Blanche avec une belle franchise, je me suis dit : ma vie est finie. Je ne pourrai plus faire de la musique ni rien. J’ai paniqué et pour me calmer, j’ai décidé de profiter de mon congé de maternité pour composer des berceuses pour mon futur bébé. J’ai fait une demande de bourse au CALQ, et contre toute attente, je l’ai obtenue. Je n’avais plus le choix, je m’étais peinturée dans le coin, il fallait que je procède. Alors j’ai foncé tête baissée. »

Très vite, le projet de berceuses s’est transformé pour devenir autre chose qu’un disque pour enfants. Peut-être, en fin de compte, un geste d’accomplissement et d’émancipation pour la future maman.

« La maternité, pour moi, n’a jamais été un empêcheur de carrière. Tout le contraire, dit Blanche. Si Arto n’était pas là, je n’aurais jamais fait ce disque, je n’aurais pas été game. C’est vraiment grâce à lui si j’ai décidé de foncer et de faire ce projet sans savoir où ça me mènerait, et sans m’en inquiéter non plus. L’important, c’était de lui laisser quelque chose de tangible, qui porterait ma signature et qu’il lui dirait qui est sa maman. »

Le projet a pris forme lentement. Blanche s’est occupée de tout : aussi bien de la composition des arrangements que de l’engagement d’un quatuor à cordes pour une pièce ou de joueurs de scie égoïne ou de cavaquinho pour une autre pièce. En tout, 18 musiciens et cinq choristes ont participé à l’enregistrement de l’album, lui conférant, par la force de leur nombre, une texture riche et mélodieuse.

Plus le projet avançait et plus Blanche découvrait la flamme d’un désir très personnel, celui de se mettre au monde.

« Ça fait plusieurs années que je gagne ma vie comme contrebassiste, mais hormis ma famille et les gens du milieu, personne ne sait que j’existe. Et on dirait que pour une fois dans ma vie, j’ai eu envie de dire : voilà, c’est moi, c’est ma musique. J’existe. »

— Blanche Baillargeon

Si Blanche Baillargeon existe désormais en musique, en paroles et en arrangements chatoyants, elle n’existe qu’en portugais. Elle a beau être la fille de deux Québécois d’expression française, c’est vers le portugais qu’elle s’est tournée pour écrire les deux seules chansons de l’album. Pourquoi ?

« D’abord, parce que mon chum parle portugais et que je l’ai appris avec lui. Mais aussi parce que c’est une langue très mélodique et musicale. Et puis, faire ce disque, c’était déjà toute une montagne pour moi. Écrire et chanter dans ma propre langue, c’était comme trop. J’avais besoin d’une distance. »

Il y a trois ans, juste avant de recevoir le prix hommage des Jutra, Paule, la mère de Blanche, m’avait lancé qu’elle était née trop tôt et que si elle était née dix ans plus tard, les choses auraient été plus faciles pour elle.

J’ai demandé à Blanche si elle estimait que sa vie était plus facile que celle de sa mère. J’ai vu un éclair de doute traverser son regard.

« Les revendications de Paule étaient des revendications de femme et de créatrice. Elle aurait voulu faire plus de films. Moi, mes revendications sont d’ordre économique. La grande question que je me pose, c’est comment je fais pour gagner ma vie avec ce métier que j’aime passionnément. C’est plus pragmatique comme approche et comme inquiétude. »

Blanche n’a pas encore trouvé de réponse à sa question, mais il lui reste du temps. Beaucoup de temps. D’autant qu’elle vient à peine de se mettre au monde. Elle a la vie devant elle.

Paysages du jour tranquille

Blanche Baillargeon

Les Productions des Imposteures

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