CHRONIQUE

Les germes de dérapages à venir

L’affaire a duré trois heures et demie.

Mercredi après-midi encore, Patrick Brown était donné favori pour devenir premier ministre de l’Ontario aux élections de juin. Mercredi à 22 h, un reportage de CTV relayait deux allégations d’« inconduite sexuelle » remontant à 2008 et 2012.

À 23 h, il faisait un point de presse pour rejeter « catégoriquement » les accusations et annoncer qu’il se défendrait.

À 1 h 25, après que le personnel de son bureau au complet eut claqué la porte et que les députés de son parti l’eurent poussé vers la sortie, il démissionnait.

Cette chute politique en accéléré en elle-même est un condensé de l’air du temps. Dès que les mots « inconduite sexuelle » sont prononcés, il ne faut pas perdre une seconde : il faut liquider l’accusé. Tout de suite.

Aucun politicien ne s’est porté à la défense du chef conservateur. Ça se comprend : on ne veut pas être associé à un harceleur, peut-être à un agresseur sexuel.

Mais sans le défendre, est-ce que quelqu’un aurait pu dire : ça mérite d’être examiné, prenons un petit pas de recul, le temps de vérifier le sérieux de l’affaire ?

Pas du tout. Personne ne veut avoir l’air de « minimiser », de ne pas croire, même de douter. Personne ne veut avoir l’air d’être du mauvais côté de l’histoire.

Non : dès que les allégations sont faites, la condamnation est prononcée sur-le-champ, l’exécution doit avoir lieu avant le chant du coq…

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Le contexte est évidemment particulier : les élections ontariennes ont lieu dans cinq mois, il n’y a pas de temps à perdre avec un candidat douteux. Mais encore faut-il voir de quoi on l’accuse.

Dans le premier cas, une femme raconte qu’il y a 10 ans, elle a rencontré Brown par l’entremise d’un ami commun dans un bar de Barrie, où il était conseiller municipal. Elle était au high school et n’avait « pas l’âge légal pour boire » – 19 ans en Ontario. Elle avait beaucoup bu, lui pas du tout. Il l’a invitée chez lui avec leur ami. Il lui a fait visiter sa maison, l’a emmenée dans une chambre où il aurait baissé son pantalon et lui aurait demandé de lui faire une fellation, ce qu’elle aurait fait. Puis elle est partie.

L’autre cas remonte à 2012, quand il était député fédéral. Il avait laissé sa carte professionnelle à une étudiante en première année d’université, âgée de 18 ans. Elle est devenue employée à son bureau cet été-là. Lors d’une soirée, il lui a offert à boire. Elle est allée chez lui. Ils étaient assis sur un lit. Il l’a embrassée, s’est placé sur elle… jusqu’à ce qu’elle lui dise d’arrêter. Ce qu’il a fait. Puis il l’a conduite chez ses parents. Elle en a parlé à son père. Elle estime qu’il s’agit d’une « agression sexuelle », mais n’a jamais porté plainte. Et elle est retournée travailler à son bureau le reste de l’été. « Dans tout autre job, je me serais adressée aux ressources humaines », a-t-elle dit à CTV. Mais dans ce contexte, c’était impossible, dit-elle. Et l’été suivant, elle est retournée travailler pour Brown, afin de « ne pas laisser passer une occasion de carrière ».

En admettant que tout cela soit vrai, difficile de monter un dossier d’agression sexuelle. Les deux femmes étaient jeunes, mais avaient l’âge légal pour consentir à une activité sexuelle.

Dans un cas, la plaignante a consenti. Dans l’autre, d’après le récit de la femme elle-même, Brown a arrêté dès qu’elle le lui a demandé.

Ça ne veut pas dire que ce n’est pas une « inconduite ». Un politicien dans la trentaine qui ramène chez lui une employée d’été de 18 ans en état d’ébriété dans le but évident d’avoir une relation sexuelle manque de jugement, d’éthique et commet une inconduite.

Jeudi, des reporters disaient que Brown, célibataire de 39 ans, traîne « une réputation ». Peut-être.

Mais entre la grossièreté, le mauvais jugement, l’inconduite et l’agression pure et simple, on dirait qu’il n’y a plus vraiment lieu de faire des distinctions. Il ne convient pas non plus de poser des questions.

Des questions comme (j’ose à peine…) : mettons que ce n’est pas vrai ?

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Présumer de la bonne foi d’une personne qui se plaint, ça ne veut pas dire sacraliser sa parole. Il y a eu, il y a et il y aura des gens mal intentionnés, des gens qui exagèrent, des gens qui fabulent. Je présume que les journalistes ont bien fait leur travail. Mais n’allons pas penser qu’il n’y aura pas des vengeances à venir. On le voit tous les jours au palais de justice, dans les affaires commerciales, criminelles et matrimoniales, avec des gens qui témoignent sous serment, la main sur le cœur.

Sachant cela, ceux qui font les lois, plus que tous les autres, devraient eux aussi rappeler certains principes – comme le droit d’être entendu avant d’être condamné, la présomption d’innocence, l’importance de distinguer un reportage et un jugement de cour et de ne pas sauter aux conclusions définitives en 37 minutes…

Il y a un opportunisme un peu suspect dans l’empressement de la classe politique à montrer qu’elle prend l’inconduite sexuelle au sérieux et à dire « moi aussi, moi aussi ! ».

Il y a aussi les germes de dérapages à venir…

Dans le cas de Brown, il y a deux témoins anonymes qui ont relaté des faits peu susceptibles d’entraîner une accusation criminelle. On n’est pas devant un cas à la Bill Cosby, ou devant une longue liste de témoins, ni même devant un témoignage public. Raison de plus pour être prudent.

Je ne suis pas en train de dire qu’on a besoin de la preuve d’un crime en bonne et due forme pour juger un politicien indésirable. On n’a pas besoin de harceleurs ou de tripoteurs en politique comme en usine. Ah, peut-être que, tout bien réfléchi, et une fois les faits établis, la décision aurait été la même. Mais on ne s’est pas donné le temps de même y réfléchir.

Alors je dis seulement ceci : les jugements sommaires émis la nuit sur des preuves anonymes mal documentées risquent de produire d’autres injustices, d’autres sortes de victimes aussi, et de ne rendre service à aucune victime de harceleur ou d’agresseur.

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