Hiroshima, 70 ans plus tard

Le Québécois qui a contribué à la bombe atomique

Il y a 70 ans, le monde assistait à l’explosion des bombes atomiques à Hiroshima et Nagasaki. Ce qui demeure méconnu est le rôle joué par Montréal et une poignée de Québécois dans le développement de l’arme nucléaire. La Presse a rencontré Pierre Demers, aujourd’hui centenaire, qui a contribué bien malgré lui à cette tragédie qui le dégoûte encore.

Pierre Demers n’oubliera jamais le 6 août 1945. Il se trouve alors avec une amie au lac Mercier, dans les Laurentides, lorsque la radio lui apprend l’impensable : les Américains viennent de larguer une bombe atomique sur la ville japonaise d’Hiroshima.

« Surprise totale ! lance-t-il. Puis j’ai pensé qu’on nous avait joué un vilain tour. »

Un vilain tour parce que dans la bombe qui vient alors de décimer une ville et frapper les esprits, il y a une petite part du génie de cet homme, l’un des tout premiers physiciens nucléaires du Québec.

Pierre Demers a été l’élève du Prix Nobel Frédéric Joliot-Curie. Il a côtoyé le frère Marie-Victorin, milité auprès de Camille Laurin, enseigné à Hubert Reeves. Il fait partie des hommes et des femmes qui, dans la première moitié du XXe siècle, ont levé le voile sur la nature de la matière et des atomes.

M. Demers est aujourd’hui âgé de 100 ans. Dans un salon encombré d’un imposant bric-à-brac où l’on aperçoit autant des herbiers et des maquettes d’atomes que des affiches de la crise d’Octobre, il raconte son histoire d’une voix un peu éraillée, en suivant le fil parfois sinueux de ses souvenirs. Une histoire de science, de guerre et de trahison qui semble tout droit sortie d’un film d’espionnage.

CÔTOYER LES GRANDS

Octobre 1938. Pierre Demers, âgé de 24 ans, débarque à Paris grâce à une bourse provinciale pour parfaire ses connaissances en physique à l’École normale supérieure. Il se retrouve rapidement dans le laboratoire de Frédéric Joliot-Curie, encore auréolé du prix Nobel de chimie qu’il vient de recevoir pour sa découverte de la radioactivité artificielle.

Le laboratoire est une « marmite à découvertes », dit M. Demers, où le jeune homme côtoie certains des plus grands scientifiques de son époque.

Mais ses travaux sont bientôt interrompus par une menace qui devient impossible à ignorer : la Seconde Guerre mondiale bat son plein et les Allemands avancent vers la France.

En 1940, Pierre Demers fuit la France et rentre à Montréal. Mais par un drôle de détour de l’histoire, sa carrière nucléaire, loin d’y connaître une pause, s’accélère.

UN LABORATOIRE ULTRASECRET À MONTRÉAL

À la fin de l’année 1942, Pierre Demers reçoit un appel qu’il qualifie de « mystérieux ». Hans von Halban, un physicien avec qui il a travaillé en France, se trouve aussi à Montréal. Il lui demande de poursuivre ensemble leurs travaux.

Halban est alors en train d’installer à Montréal ce qui restera longtemps un secret bien gardé : un laboratoire dont la mission est de servir le projet Manhattan, qui vise à développer l’arme nucléaire.

« Le but de mes travaux ne m’était absolument pas connu. J’ai été tenu dans l’ignorance », dit aujourd’hui M. Demers.

Installé à l’Université de Montréal, le « laboratoire de Montréal » regroupe plusieurs scientifiques français et britanniques qui ont fui l’Europe devant la menace allemande. Il comptera, selon des informations affichées sur le site de la Société nucléaire canadienne, jusqu’à 300 personnes.

« Un gardien de la GRC – un homme d’une distinction tout à fait remarquable, par ailleurs – en surveillait l’entrée, raconte Pierre Demers. Nous ne devions parler de nos travaux à personne, et je n’ai jamais rien révélé à quiconque. »

M. Demers travaille alors sous la supervision directe du physicien britannique Alan Nunn May, qui a plus tard avoué avoir vendu des secrets nucléaires à l’Union soviétique et a été condamné à 10 ans de prison en Angleterre.

« J’ai fait des mesures des coefficients d’interaction entre les neutrons et la matière. Surtout les neutrons lents, mais aussi les neutrons rapides », précise Pierre Demers. Sa contribution au développement de l’arme nucléaire, dit-il, est « lointaine ».

« Je ne peux pas dire que je n’ai pas contribué à la bombe. Mais sans le savoir. »

— Pierre Demers

PAS DE REGRETS

Pour lui, les explosions à Hiroshima et Nagasaki sont « un grand malheur ». Et Pierre Demers en veut encore au premier ministre canadien de l’époque, William Lyon Mackenzie King, d’avoir caché aux chercheurs comme lui le but de leurs propres expériences.

« Les politiciens québécois ont été tenus dans l’ignorance. Tout ce monde anglo-saxon nous a tenus dans l’ignorance », s’emporte M. Demers, dont la flamme nationaliste est toujours très vive. L’homme, d’ailleurs, finira par abandonner la recherche nucléaire, dégoûté par l’emprise que la langue anglaise y exerce. Avec d’autres, il créera en 1980 la LISULF, pour Ligue internationale des scientifiques pour l’usage de la langue française.

A-t-il des regrets d’avoir mené des travaux qui ont servi à développer l’arme nucléaire ?

« Ce n’est pas de ma faute !, tonne-t-il lorsqu’on lui pose la question. Les lois de la nature, c’est une chose. La manière de les utiliser, c’en est une autre. »

Pour lui, la grande question n’est pas la bombe elle-même, mais la décision qui a été prise de l’utiliser. Et le physicien centenaire dissèque cette problématique avec l’esprit scientifique et profondément original qui le caractérise.

« En quoi consistent l’esprit guerrier et le besoin de puissance ? D’un point de vue matériel, il ne s’agit que d’une petite modification. Un accident, un minuscule accident, dans le cerveau de Truman », lance-t-il.

À 100 ans, Pierre Demers continue de se tenir informé. Les questions nucléaires l’intéressent toujours, et il fustige les États-Unis de ne pas avoir laissé l’Iran développer l’arme nucléaire.

« Ça n’a aucun sens qu’un secret comme celui-là soit gardé par la moitié de l’humanité et que l’autre moitié reste dans l’ignorance, dit-il. C’est un secret de la nature. Il faut que tous le sachent, et ainsi, personne ne voudra s’en servir. »

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