L’élection sur la côte Ouest

Des démocrates déchirés par la question des sans-abri

San Francisco se targue d’être « intolérant à l’intolérance ». Cependant, la présence grandissante de campements de sans-abri aux quatre coins de la ville semble remettre en cause cet adage. Autopsie d’un ras-le-bol sur fond d’embourgeoisement massif.

SAN FRANCISCO — Le soleil se couche sur le Golden Gate Park, l’équivalent san-franciscain du Central Park de New York. Des enfants jouent au soccer ; des coureurs arpentent les sentiers et des dizaines de groupes de jeunes sans-abri sont éparpillés sur la pelouse verdoyante, profitant des derniers rayons du soleil.

C’est cet endroit emblématique de la ville du nord de la Californie que Jane Kim, candidate démocrate « progressiste » au Sénat de la Californie, a choisi pour tenir un forum citoyen sur la crise de l’itinérance à laquelle San Francisco fait face. Plus de 6500 personnes vivent dans les rues de cette ville en plein boum économique. Impossible de marcher au centre-ville sans remarquer une prolifération de tentes sur les trottoirs et sous les viaducs. Pour en parler, une centaine de personnes se sont déplacées.

« Du quartier Mission jusqu’à la Marina, en passant par l’Embarcadero, c’est un grand problème. Il y a des sans-abri partout dans nos rues et nous sommes inquiets », dit une grande femme à la longue chevelure noire en guise d’introduction. « En tant qu’ancienne itinérante, cette question est particulièrement proche de mon cœur », ajoute Mia « Tu Mutch » Satya.

Née au Texas, où elle a été victime d’intimidation à répétition, la jeune femme transgenre de 24 ans est aujourd’hui un des visages les plus connus du mouvement pour la défense des droits des lesbiennes, gais, bisexuels et transgenres (LGBT) de San Francisco. Elle a notamment une voix à la Commission jeunesse de la Ville. « Je suis venue dans cette ville pour me trouver une communauté. J’avais un sac à dos et 200 $ sur moi. Je suis vite devenue sans-abri. J’ai été chanceuse de recevoir de l’aide et des services. Je suis la preuve que si de jeunes sans-abri sont pris en main, ça peut mener au succès, dit la Texane sous les applaudissements, et je suis là pour soutenir Jane Kim parce qu’elle a des solutions ! »

Bannir les campements

Le forum organisé par Jane Kim est une activité de campagne. La candidate démocrate se bat contre la proposition Q, une mesure spéciale qui fera l’objet d’un référendum le jour de l’élection parmi les San-Franciscains. Les électeurs de la ville de 850 000 habitants seront appelés à se pencher sur près de 25 propositions locales, mais la Q est la plus controversée.

Mise de l’avant par Mark Farrell, un élu municipal, la proposition Q vise à enrayer les campements de tentes qui sont de plus en plus nombreux dans la ville. Si la mesure est acceptée, les forces de l’ordre pourront donner un avis d’éviction de 24 heures aux sans-abri visés et pourront saisir leurs biens. 

« Je crois fermement que ce n’est pas faire montre de compassion que de laisser les gens vivre dans la rue. Aidons les sans-abri à trouver un vrai toit plutôt que de les condamner à vivre dans une tente. »

— Mark Farrell, initiateur de la mesure, en entrevue avec un média local

Sa campagne pour mettre fin aux campements qui dérangent a notamment reçu le soutien financier de plusieurs poids lourds de la Silicon Valley. Trois investisseurs ont chacun versé 49 999 $ à la campagne et Zachary Bogue, le mari de la grande patronne de Yahoo!, Marissa Mayer, a ajouté 2500 $ à la cagnotte.

Le soutien de ces bonzes de la nouvelle économie n’est pas passé inaperçu dans une ville où les Facebook, Google et Apple de ce monde – ainsi que leurs dizaines de milliers d’employés bien payés – sont accusés d’être à l’origine de la flambée des prix du logement à San Francisco. Et, du coup, d’être directement liés à la crise d’itinérance, causée en partie par le manque de logements abordables. Le loyer moyen pour un 3 1/2 est de 3400 $US par mois.

Les opposants à la proposition Q, dont Jane Kim, notent que la mesure, si elle prévoit des évictions, ne propose pas aussi de nouveaux financements pour créer davantage de refuges pour sans-abri et de nouveaux logements permanents. « Les refuges sont pleins. Il y a une longue liste d’attente et nous avons un grand besoin de meilleurs soins psychiatriques », dit l’ancienne conseillère municipale qui s’oppose à l’approche punitive.

Bataille entre démocrates

Fait notable : le débat autour de la question de l’itinérance n’oppose pas les démocrates aux républicains. Mme Kim et M. Farrell sont tous deux démocrates. « Cette campagne n’a rien à voir avec l’itinérance en tant que telle, mais cherche plutôt à créer des distinctions entre divers politiciens dans une ville où il y a un seul parti représenté », note à ce sujet Jennifer Friedenbach, leader de la Coalition sur l’itinérance, un des principaux organismes œuvrant auprès des sans-abri à San Francisco.

Rédactrice en chef du San Francisco Chronicle, Audrey Cooper note qu’aucune question n’éveille autant les passions de ses concitoyens que la question des sans-abri.

Mme Cooper a elle-même été à l’origine d’un grand projet journalistique portant sur la crise de l’itinérance à la fin juin. Pendant une semaine, plus de 70 médias de San Francisco ont saturé les ondes, leurs pages et l’internet de nouvelles concernant la crise de l’itinérance. « Il n’y a pas de question plus politique que l’itinérance à San Francisco. Et ça peut devenir vraiment pénible. J’ai reçu beaucoup de courriels de haine après notre initiative », note celle qui projette d’organiser un autre blitz médiatique sur la question après les élections.

« On vit dans la ville la plus progressiste du continent, sinon du monde, on devrait pouvoir trouver une solution », dit Mme Cooper en ajoutant que les points de vue sont toujours largement divergents parmi ses concitoyens, malgré les efforts de sensibilisation. « Certains pensent que c’est un droit donné par Dieu de dormir dans la rue, moi je pense qu’on doit essayer d’avoir une ville où personne n’a à le faire. Il ne faut pas terroriser les gens qui vivent dans des tentes, mais je ne veux pas non plus d’héroïnomanes devant l’école de mes enfants », tranche-t-elle.

Pour les élections, son journal a décidé de ne pas rester neutre et a appelé ses lecteurs à voter contre la proposition Q.

Une taxe pour les sans-abri ?

En plus de voter sur la proposition Q qui permettrait de bannir les campements de sans-abri sur les trottoirs de leur ville, les San-Franciscains sont appelés à se pencher sur d’autres mesures liées à la question de l’itinérance. Un Oui à la proposition K aurait pour effet de hausser la taxe de vente de la Ville de 0,75 % pour atteindre 9,25 %. Les sommes excédentaires ainsi amassées engraisseraient de 50 millions US le budget de la Ville pour faire face à la crise.

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