Chronique

La trappe des pauvres

Vous avez sûrement entendu parler de ce casse-tête concernant l’aide sociale : les bénéficiaires ont peu d’intérêt à se trouver un emploi parce que les revenus gagnés ne sont guère supérieurs aux chèques d’aide sociale perdus.

Cette situation n’est pas un prétendu prétexte inventé par les bénéficiaires pour ne pas travailler. Elle constitue une problématique bien réelle qui préoccupe économistes et fiscalistes depuis 30 ans.

Le premier à avoir vraiment abordé le sujet est l’ex-ministre des Finances péquiste Jacques Parizeau, dans les années 80. Depuis, les gouvernements sont parvenus à résoudre une partie du problème, mais c’est au prix de mesures fiscales complexes et ciblées.

Essentiellement, voilà : un bénéficiaire de l’aide sociale qui travaille quelques heures par semaine au salaire minimum voit lui échapper jusqu’à 70 % de ces revenus additionnels. Ce « taux d’imposition », peut-on dire, est un peu moindre pour une famille monoparentale, mais il demeure très élevé, à 58 % (1).

En clair, la générosité relative de l’État pour les bénéficiaires, combinée aux charges sociales de leur nouvelle paye (RRQ, assurance-emploi, etc.), nuit à leur sortie de l’inactivité.

Certes, ce taux d’imposition marginal est plus bas si le bénéficiaire réussit à obtenir un emploi à temps plein plutôt qu’à temps partiel, mais il demeure tout de même de quelque 51 % (39 % pour les familles monoparentales) !

Ce constat chiffré vient d’une nouvelle étude de la Chaire en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke. Elle a été réalisée par les chercheurs Michaël Robert-Angers, Luc Godbout et Suzie St-Cerny.

Les gouvernements, je vous l’ai dit, corrigent une grande partie de cette problématique avec des mesures fiscales. De fait, sans les mesures correctrices de Québec et d’Ottawa, le « taux d’imposition » pour les revenus additionnels tirés du travail serait de 100 % (2) !

Ces mesures s’appellent la prime au travail (PAT) au Québec et la prestation fiscale pour revenu de travail (PFRT) au fédéral. Cette prestation fédérale, faut-il savoir, a été adaptée pour le Québec de façon à en maximiser les effets bénéfiques en complément de la prime au travail.

Des fonds du fédéral pour aider

Or voilà, le gouvernement fédéral et son ministre québécois Jean-Yves Duclos ont annoncé au dernier budget qu’il ajouterait 750 millions par année pour corriger encore davantage cette problématique. Plus précisément, la prestation fédérale (PFRT) deviendra l’Allocation canadienne pour le travail (ACT) et l’enveloppe annuelle qui y sera consacrée passera de 1,2 milliard en 2017 à près de 2,0 milliards en 2019. C’est beaucoup d’argent !

Quels seront les effets sur les bénéficiaires de l’aide sociale au Québec ? On ne le sait pas, car ni Ottawa ni Québec n’ont spécifiquement annoncé comment ils entendaient dépenser l’enveloppe et harmoniser les mesures fédérale et provinciale. On peut s’attendre à ce que l’argent du fédéral représente environ 190 millions par année pour le Québec.

C’est ici que l’étude des chercheurs de l’Université de Sherbrooke devient particulièrement intéressante. Ils suggèrent d’utiliser les fonds pour majorer le taux actuel du crédit d’impôt de l’ancienne PFRT de telle manière que le taux d’imposition maximal des bénéficiaires de l’aide sociale serait réduit jusqu’à 9 points de pourcentage lorsque combiné aux nouveaux paramètres de la prime au travail (3).

Actuellement, au Québec, le taux du crédit de la prestation fédérale est de 20,5 % pour les personnes seules, de 12 % pour les familles monoparentales, de 20,5 % pour les couples sans enfants et de 8 % pour les couples avec enfants. Leur suggestion ferait passer le crédit à 27 % pour les bénéficiaires les plus touchés par la problématique (personnes seules et couples sans enfants), à 15 % pour les familles monoparentales et à 13,5 % pour les couples sans enfants.

Au net, calculent-ils, leur suggestion ferait passer de 70 % à quelque 61 % le « taux d’imposition » maximal des bénéficiaires de l’aide sociale qui ne travaillent que quelques heures par semaine (3).

Et pour les personnes seules qui obtiennent un travail à temps plein plutôt qu’à temps partiel, le « taux maximal d’imposition » des revenus additionnels tomberait à 47 %, un recul de quatre points de pourcentage.

Je vous entends, même avec la suggestion de l’étude, l’argent additionnel ne corrigera pas complètement le problème, qui demeurera, avec un taux de 61 %, une aberration fiscale. Une hausse du salaire minimum pourrait contribuer à baisser ce taux, mais elle serait financée par les employeurs, et non par le gouvernement, et elle aurait des effets néfastes sur le marché du travail, tôt ou tard.

Néanmoins, les 750 millions du fédéral contribueront certainement à soulager bien des bénéficiaires qui cherchent à sortir de l’aide sociale et à devenir actifs sur le marché du travail, un apport qui serait fort bienvenu en cette ère de pénurie de main-d’œuvre. À suivre donc…

1. Ce taux maximal s’appelle plus spécifiquement le TEMI, soit le taux effectif marginal d’imposition maximal.

2. Pour des revenus annuels de travail variant entre 2500 $ et 10 000 $.

3. Québec a annoncé une majoration graduelle de la prime au travail, dont le taux passera de 9 % en 2017 à 11,6 % en 2022.

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